Commentary on Political Economy

Monday 7 September 2020

HAN CHINESE RATS ARE DESTROYING THE MEKONG DELTA

 

Le Mékong asséché par les barrages

Un pêcheur de Sangkhom, dans la province thaïlandaise de Nong Khai, le 2 août. Le Mékong reste anormalement bas, laissant apparaître des îlots. JITTRAPON KAICOME POUR « LE MONDE »

La multiplication des ouvrages hydroélectriques en Chine et au Laos perturbe le cours du fleuve chez leurs voisins en aval, et menace les ressources alimentaires de millions de riverains

REPORTAGECHIANG KHAN, NONG KHAI, BAN MUANG, UDON THANI, MAHA SARAKHAM (THAÏLANDE) - envoyé spécial

Vu du côté thaïlandais, face aux collines couvertes de jungle de la rive laotienne, le grand fleuve frontière semble s’écouler inchangé, liquide incarnation du cours éternel des choses : mélancolie et beauté du Mékong dont le débit, apparemment si lent, donne l’impression qu’il charrie avec sa coutumière majesté ses eaux café au lait. Illusion et grave erreur de jugement : le Mékong n’est plus ce qu’il était, le fleuve est en péril. Et avec lui ses poissons, sa végétation et la vie des pêcheurs pour lesquels il est, de mémoire d’homme, le fleuve nourricier par excellence. Un seul chiffre donne l’idée de l’abondance des ressources du fleuve et illustre l’importance qu’il revêt pour les populations vivant le long de ses berges : 2 millions de tonnes de poissons y sont pêchées chaque année. Un record mondial qu’aucun autre bassin n’égale sur le reste de la planète.

« Regardez le milieu du fleuve », dit Chaiwat Parakunpêcheur au long cours du village de Ban Muang (province de Nong Khai, nord de la Thaïlande), en désignant des îlots herbeux qui dépassent de la surface brune. « Vu que nous sommes entrés dans la saison des pluies, ils devraient tous avoir été submergés à cette époque. Mais non : le Mae Nam Kong [Mékong en thaï] est plus bas d’au moins trois mètres par rapport à sa hauteur habituelle. » Nous sommes alors début août et il faudra attendre des semaines pour que, en ce début septembre, le niveau du fleuve atteigne enfin des hauteurs presque habituelles.

Le bassin inférieur du Mékong, qui inclut Thaïlande, Cambodge, Birmanie, Laos et Vietnam, a connu en 2019 sa pire sécheresse en quarante ans. Au Cambodge, les eaux du lac Tonlé Sap, alimenté par le Mékong, étaient également, en août, trop basses en raison du retard du célèbre « retournement » biannuel du fleuve, qui voit son cours s’inverser en un bienfaisant phénomène de pulsation régulatrice. L’enjeu humain, rien qu’au Cambodge, est énorme : le Cambodgien moyen tire environ 60 % de son apport en protéine de la pêche dans le lac et le fleuve qui le traverse…

Le coupable numéro un désigné par la plupart des experts n’est pas le changement climatique : c’est la Chine. Depuis le début de ce siècle, emportée par l’élan qui la pousse à construire toujours plus d’infrastructures et hantée dans sa mémoire collective par les désastres que causèrent dans son histoire les inondations, elle a bâti chez elle rien moins que onze barrages sur le Lancang Jiang (Mékong, en chinois), ce « fleuve turbulent » qui prend sa source sur son territoire, dans les hauteurs tibétaines, et s’écoule ensuite chez le voisin laotien.

Conséquences : les fluctuations du quatrième grand fleuve d’Asie sont désormais imprévisibles, les barrages ayant chamboulé son équilibre écologique. Les ouvrages d’art provoquent la sédimentation du limon dans les lacs de retenue et empêchent les précieux nutriments, d’ordinaire emportés par le flux, de s’écouler en aval. En 2019, à la grande surprise des riverains, le fleuve café au lait est devenu fleuve bleu : ce sont les nutriments qui donnent normalement à l’eau sa couleur brune…

« Droit à la catastrophe »

Le Laos, petit pays devenu très dépendant de l’empire du nord, est en train de suivre le mouvement, aggravant la situation : fin 2019, l’ouverture d’un premier barrage sur la partie laotienne du Mékong a été ressentie avec colère et amertume, en aval, par les pêcheurs thaïlandais.

Côté thaïlandais, l’heure de la mobilisation citoyenne a sonné. Pêcheurs et riverains se sont organisés en association de défenseurs de l’intégrité du Mékong. La grogne se répand dans la province de l’Isan (Nord-Est thaïlandais), dans les 64 tambon (« cantons ») bordant le fleuve. Une mobilisation qui n’est d’ailleurs pas si nouvelle : « Depuis des années, surtout depuis 2010, nous nous efforçons de faire entendre nos voix auprès des autorités à partir de ce que nous observons et à propos des évolutions négatives en cours », explique le militant Chanarong Wongla, adossé à la rambarde qui court tout au long du fleuve dans le gros bourg de Chiang Khan (ouest de la province de Loei).

Comme pour démontrer que la survie du Mékong est un enjeu global, il porte un tee-shirt noir avec ces mots en anglais imprimés en blanc : « All lives matter, here I cannot breathe », référence au slogan désormais connu dans le monde entier, à la mémoire de l’Afro-Américain George Floyd, mort asphyxié sous le genou d’un policier blanc le 25 mai à Minneapolis (Minnesota).

Malheureusement, constate Chanarong, les autorités sont, jusque-là, restées assez indifférentes à l’« asphyxie » de la vie fluviale et aux signaux d’alarme lancés par les pêcheurs. Que cela soit sous l’actuel gouvernement du premier ministre, Prayuth Chan-o-cha, héritier d’une récente junte militaire, ou les gouvernements démocratiquement élus d’avant. « Nous avons remis un rapport en 180 points, détaille-t-il, l’essentiel concernant les fluctuations erratiques du fleuve, l’érosion des berges, la disparition progressive de certaines espèces de poissons ».

A ses côtés, Thong-in Rueng Kham, 65 ans, vient juste de rentrer de la pêche. Le vétéran opine du chef tandis qu’un coucher de soleil incendie tout le paysage, apportant une touche dramatique supplémentaire à un constat qui sonne comme un glas : « On va tout droit à la catastrophe », constate-t-il avec calme.« Quand j’étais jeune et que j’allais pêcher avec mon grand-père, on pouvait ramener une quarantaine de poissons par jour. Il y a une dizaine d’années, les pêches étaient encore bonnes ; maintenant, on est content quand on en prend une dizaine ; parfois on n’en prend pas du tout. »

Le bon temps des pêches miraculeuses est révolu : Thong-in ne se souvient plus quand il a attrapé pour la dernière fois un pla buek, le fameux « poisson-chat géant du Mékong » (Pangasianodon gigas), l’un des plus gros poissons d’eau douce du monde. Et qui, comme son nom l’indique, ne se trouve que dans les eaux du fleuve. « Une demi-douzaine d’espèces [sur plus d’un millier dont 700 sont des espèces migratoires que compte le Mékong] semble avoir disparu des eaux où je pêche », précise-t-il.

L’avenir ne réserve rien de bon : « Le niveau du fleuve est parfois si bas que les poissons ne remontent plus son cours et ne disposent plus de l’espace nécessaire pour pondre », renchérit le pêcheur Chaiwat Parakun, du village de Ban Muang. Il donne un exemple très précis : « Tous les ans, la période du pla rak kluay [terme signifiant que les derniers poissons remontant le fleuve sont arrivés pour la ponte] est un moment charnière de la saison. Désormais, tout est imprévisible : ce mouvement de l’arrivée des poissons peut se produire plus tôt, ou plus tard. »

La responsabilité de la Chine sur la dégradation d’un fleuve qui est le plus gros réservoir de poissons d’eau douce de la planète et dont la manne aquatique fait vivre 66 millions de riverains dans quatre pays de son bassin inférieur – dont un tiers des Thaïlandais – vient d’être mise en lumière par une étude parue en avril. Cette dernière, financée par le département d’Etat américain, fait déjà l’objet d’un âpre débat à un moment de tensions sans précédent entre Chine et Etats-Unis : selon ce rapport, la Chine aurait, en 2019, retenu un volume considérable d’eau derrière ses barrages construits sur le Mékong. Sans se préoccuper de la sécheresse que cela pourrait provoquer en aval. Pire, affirme également l’étude d’Eyes on Earth, un centre de recherche américain sur les questions liées à l’eau, les dénégations de Pékin, consistant à affirmer que la Chine avait aussi été, à la même époque, victime de la sécheresse, étaient un mensonge : selon Alan Basist, coauteur du rapport, cité récemment dans le New York Times, « les données satellites ne mentent pas : le plateau tibétain regorgeait d’eau alors que le Cambodge et la Thaïlande faisaient face à des situations de contraintes extrêmes ». Pour cet expert, il ne fait aucun doute que les Chinois ont provoqué la sécheresse en retenant l’eau dans le but d’alimenter leurs centrales électriques et de « réguler leur débit fluvial ». Un autre rapport d’avril, émanant du centre de recherche américain Stimson Center, confirme cette thèse.

« Plus d’eau relâchée des barrages chinois durant la saison sèche et moins durant la mousson : c’était la “coopération” idéale que la Thaïlande, le Laos, le Vietnam et le Cambodge étaient en droit d’attendre avec la Chine, remarquait ce printemps dans un amer éditorial le journal Bangkok Post. En réalité, la Chine semble avoir fait l’inverse. »

Le 5 juillet, le quotidien chinois en anglais Global Times, l’une des voix du régime destinée à la propagande externe, persistait à soutenir que la « Chine est l’un des pays à avoir souffert le plus d’une sévère sécheresse, ce qui contredit les allégations de chercheurs étrangers l’accusant d’avoir provoqué cette sécheresse dans les nations situées en aval du Mékong ». Il affirmait qu’il n’y avait pas de « liens de cause à effet » entre les barrages et les phénomènes observés en aval : « Les scientifiques [chinois] ont observé que la hausse des températures et une moins grande abondance de pluies ont été responsables de la sécheresse », martelait l’auteur de l’article.

L’indifférence de l’empire du Milieu aux destins de ses petits voisins ne provoque pas seulement la sécheresse, mais aussi, le cas échéant, des inondations : la trop grande prolifération de barrages a bouleversé les rythmes fluviaux, au gré des décisions chinoises qui ferment ou ouvrent les vannes à loisir. Au point que, en aval, il peut faire sec quand il devrait faire humide et inversement.

Dans le petit village thaï de Ban Muang, face à la rive laotienne où, en ce dimanche d’août, résonnent les voix d’un assourdissant karaoké, le pêcheur Chaiwat Parakun constate, avec une moue désabusée : « Depuis le début, nous savions que les barrages auraient un effet négatif. On ne pensait pas que cela serait si grave. » Tous les pêcheurs rencontrés le long du fleuve réagissent de la même façon pour qualifier les autorités chinoises : « Des menteurs ! »

Alimenter la Thaïlande

Si les Chinois sont les premiers responsables, ils ont été aidés dans leur tâche : à l’automne 2019, les Laotiens ont mis en service chez eux un premier grand barrage sur le Mékong, érigé dans la province de Xayaburi. La production de 1 285 mégawatts d’électricité de cet ouvrage d’art de 32 mètres de haut, construit par la compagnie thaïe CK Power, sera essentiellement destinée à alimenter la… Thaïlande.

C’est là où le bât blesse, pour les pêcheurs du royaume : ils s’insurgent des réalisations chinoises mais s’émeuvent aussi des conséquences sur leurs vies de barrages construits par des entreprises de leur propre pays. « Et pourtant nous avons bien assez d’électricité en Thaïlande », s’agace Chanarong Wongla.

Les Laotiens ne semblent pas près de s’arrêter : en janvier, les gouvernants ont annoncé un nouveau projet de barrage, qui sera construit à deux kilomètres de la frontière thaie, dans le district de Sanakham, et dont la production hydroélectrique devrait également être achetée par la Thaïlande. La retenue, dont les travaux auraient pu commencer vers la fin de cette année si le Covid-19 n’avait pas frappé, sera bâtie par la compagnie chinoise Datang Hydropower pour un coût d’un peu plus de 2 milliards de dollars (1,7 milliard d’euros).

Du haut d’un observatoire récemment aménagé en surplomb sur le Mékong, on peut se faire une idée de la région où sera édifié le futur barrage de Sanakham : à partir de cet endroit précis, le Mékong commence à faire office de frontière entre la Thaïlande et le Laos, résultat du traité signé en 1893 par l’ancien royaume de Siam et l’Indochine française (dont faisait partie le Laos). La retenue sera construite plus en amont, derrière une courbe invisible du fleuve, là où ce dernier s’écoule encore en territoire laotien.

Obsédé par son projet de devenir la « batterie de l’Asie du Sud-Est », ce qui lui permettrait de vendre sur une grande échelle son électricité aux pays voisins et d’assurer ainsi la poursuite de son développement, le petit Laos enclavé (7 millions d’habitants) est engagé dans une frénésie de constructions : outre Xayaburi en 2019, les Laotiens ont inauguré en janvier le grand barrage de Don Sahong, tout au sud du pays, sur la frontière avec le Cambodge.

Une cinquantaine de barrages au total sont en ce moment en construction au Laos, en dépit des avis parfois critiques de la Mekong River Commission, comité régional consultatif réunissant Thaïlande, Laos, Cambodge et Vietnam, et dont le siège est à Vientiane, capitale du… Laos. La Chine, elle, n’a pas voulu faire partie de cette commission. Selon Martin Burdett, collaborateur de l’International Journal of Hydropower and Dams, le Laos « aurait la capacité hydroélectrique de fournir 6 500 mégawatts par an et n’a développé pour l’instant seulement que 5 % de ce potentiel ».

En outre, « plus de 130 barrages sont envisagés pour l’ensemble des pays du bassin inférieur du fleuve », selon l’ONG Mekong Open Development. Le chiffre semble démesuré. Il est tout de même possible que, d’ici à vingt ans, un certain nombre de projets soit annulé et que la frénésie retombée.

La mobilisation des pêcheurs et l’ampleur désormais ressentie de l’impact des barrages commenceraient-elles à faire réagir les autorités thaïlandaises ? Le vice-premier ministre, l’ancien général Prawit Wongsuwan, qui occupe aussi les fonctions de président du Comité national du Mékong, a fait savoir, le 4 août, qu’il allait demander aux « autorités concernées » de trouver les moyens d’« atténuer les possibles conséquences sur l’environnement du projet de barrage de Sanakham » au Laos. Le numéro deux du gouvernement s’est dit « préoccupé » par « l’impact » d’un tel barrage.

La responsable pour la Thaïlande de l’ONG International Rivers, Paiporn Deetes, affiche cependant son scepticisme : « On peut voir dans la déclaration du vice-premier ministre une prise de conscience. Pour ma part, la vraie question que l’on ne pose pas vraiment, c’est : pourquoi la Thaïlande veut-elle continuer à construire certains barrages alors qu’elle n’a pas besoin de plus d’alimentation 

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