Commentary on Political Economy

Monday 6 December 2021

 

Quand la France se fatigue…

Dans le tableau clinique déjà chargé des Français, les docteurs en sciences politiques, en économie, en sociologie ou en psychologie viennent d’inscrire une nouvelle pathologie : la fatigue. Elle était déjà présente avant la crise sanitaire, mais le Covid-19 a renforcé ce sentiment, qui rejoint la défiance envers les institutions et l’inquiétude face à l’avenir.

Tous les observateurs constatent qu’aucun autre pays européen n’est victime d’un tel syndrome dépressif, même ceux dont la santé économique est plus fragile et la situation sociale moins enviable.

La Fondation Jean Jaurès et la CFDT, fidèle à ses incursions hors du champ syndical, ont cherché à en savoir plus. Elles ont réuni un comité de douze universitaires en sciences sociales pour leur « redonner leur place dans l’action publique ». Patron de la centrale cédétiste, Laurent Berger regrette que les pouvoirs publics aient laissé ce terrain en jachère. Que la mobilisation des politiques pour soutenir l’économie et celle des scientifiques pour mettre un vaccin au point – certes essentielle – aient relégué la souffrance psychologique et sociale à la seule sphère privée.

Ce sentiment de fatigue est pourtant l’un des principaux enseignements de la deuxième vague de l’enquête réalisée pour Le Monde par Ipsos-Sopra Steria, en partenariat avec le Cevipof (Sciences Po) et la Fondation Jean Jaurès (Le Monde du 23 octobre). Interrogés sur les trois sentiments dominant chez eux, les 16 228 sondés ont répondu : l’incertitude (39 %), l’inquiétude (38 %) et la fatigue (37 %). L’espoir ne recueille que 25 %, la confiance 21 %, le bien-être (19 %), la sérénité (18 %), la révolte et la colère 14 % chacune.

Non réductible à la « fatigue pandémique »identifiée par l’Organisation mondiale de la santé, ce sentiment diffus est « moins une fatigue généralisée qu’une fatigue collective, un état du corps social autant que des individus », avancent M. Berger et Gilles Finchelstein, directeur général de la Fondation Jean Jaurès, dans la préface de l’essai Une société fatiguée ? rédigé par les douze universitaires. Sa dimension profonde et générale en fait un signal d’alerte, selon plusieurs d’entre eux.

Un « à quoi bon ? » défaitiste

L’historien Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, rappelle que la fatigue d’un peuple a parfois été le terreau de « grandes catastrophes ». S’il faut écouter la plainte de la société, dit-il, ce n’est donc « pas seulement par compassion, mais par vigilance politique ».

Pierre-Yves Geoffard, ancien directeur de l’Ecole d’économie de Paris, redoute qu’elle « se transforme en épuisement, et que cet épuisement paralyse toute envie d’agir au point qu’ilnous rende insensible au monde ». Plus incisif, le philosophe Frédéric Worms remarque qu’« elle ne conduit plus à la révolte, mais à la défection » – exemple des personnels hospitaliers à l’appui, dont la « désertion » répond à la « perte de sens social de leur travail ».

Cette asthénie se lit dans la baisse du nombre de conflits et de grèves, qui ne date pas d’hier. Après les combats perdus sur les retraites, le droit du travail ou les salaires, un « à quoi bon ? » défaitiste est dans tous les esprits.

Ce cocktail de pessimisme, de défiance et de fatigue, qui conduit à se réfugier dans la sphère privée, est-il cohérent avec la situation réelle, ou matérielle, des Français ? Quand ils se regardent, ils se désolent ; quand ils se comparent, ils se… désolent encore.

Et pourtant les campagnes de vaccination ont été assez efficaces (au moins jusqu’à l’arrivée du variant Omicron), la croissance est de retour, l’emploi a retrouvé son niveau d’avant la crise, le pouvoir d’achat a résisté pour une majorité des Français grâce à la politique du « quoi qu’il en coûte », l’industrie donne des signes de reprise. Las, si une écrasante majorité (80 %) des individus se déclarent « heureux » dans leur vie, répètent les sondages, ils broient du noir dès qu’ils évoquent l’avenir du pays. Ce phénomène ne date pas de l’apparition du Covid-19, et son éradication ne fera pas revenir les jours heureux.

Observé sous le seul prisme économique, cet état d’esprit général semble paradoxal aux observateurs étrangers, surtout anglo-saxons. Les Britanniques se moquent des états d’âme tricolores. The Economist titrait récemment un article « Aux larmes, citoyens ! », en français dans le texte. Souvent critique sur la France, l’hebdomadaire libéral peine à comprendre la déprime d’une France dont les résultats économiques supportent la comparaison avec ses voisins. « Le pays va plutôt bien, écrit-il, mais il ne le voit pas. »

Le Prix Nobel d’économie (2008) Paul Krugman constate, dans le New York Times du 1er décembre, que la grande vague de démissions (great resignation) aux Etats-Unis (4 millions de salariés) a épargné le Vieux Continent.

Le mal-être des Français ne s’explique pas par les seuls indicateurs macroéconomiques, ni les nuages qui s’amoncellent à l’horizon (réchauffement climatique, pandémies, inégalités…). Et pas davantage par leur propension à attendre, plus qu’ailleurs, la main secourable de l’Etat-providence. Il est le symptôme de ce que le sociologue Alain Ehrenberg a appelé « la fatigue d’être soi », titre d’un ouvrage publié en 1998 (Odile Jacob). Elle caractérise l’homme occidental auquel on a enjoint de fixer ses propres normes quand il a aussi besoin d’« être ensemble », au-delà des petites communautés qu’il se crée.

Emmanuel Macron a su apporter une réponse macroéconomique et sociale à la crise sanitaire. Mais pour le reste ? En 2017, le prétendant à l’Elysée brossait, dans son livre-programme Révolution (XO Editions), le portrait peu flatteur de Français « recroquevillés sur [leurs] passions tristes, la jalousie, la défiance, la désunion, une certaine forme de mesquinerie, parfois de bassesse, devant les événements ». D’un optimisme inoxydable, peu sensible au collectif et aux corps intermédiaires, chantre de l’émancipation individuelle… On doute qu’il soit le mieux armé pour les guérir de leur fatigue.

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