Commentary on Political Economy

Monday 28 February 2022

 Guerre en Ukraine : la Russie, « empêchée d’utiliser son trésor de guerre », s’apprête à vivre en autarcie

Depuis la guerre de 2014, Moscou a renforcé sa capacité de résistance économique, en réduisant sa dépendance à l’extérieur. Mais les sanctions occidentales contre la banque centrale sont inédites.


Par Eric Albert(Londres, correspondance)

Publié aujourd’hui à 02h40, mis à jour à 16h27 

Temps deLecture 4 min.


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Une queue pour retirer des liquidités au Unified Document Center, à St Pétersbourg en Russie, le 28 février 2022.

Une queue pour retirer des liquidités au Unified Document Center, à St Pétersbourg en Russie, le 28 février 2022. MARIA PETROVA POUR « LE MONDE »

Certains signes ne trompent pas. Dimanche 27 février, à Moscou, de longues files d’attente se sont formées devant les distributeurs de billets fournissant des devises étrangères. « J’attends depuis des heures, mais il n’y a plus de monnaies étrangères, que des roubles », expliquait Vladimir, un informaticien de 28 ans, à l’agence de presse Bloomberg. Le début d’une panique bancaire ? Peut-être. Lundi matin, la Banque centrale européenne signalait que Sberbank Europe AG, domiciliée en Autriche, et ses filiales en Croatie et en Slovénie faisaient face à un risque de faillite probable, en raison de retraits massifs de ses clients. Le rouble s’effondrait également de plus de 20 % face au dollar, tandis que la Banque centrale russe décidait de relever fortement son taux directeur, de 9,5 % à 20 %.


Les Occidentaux ont dû s’y prendre à trois reprises, mais la nouvelle série de sanctions économiques annoncée samedi 26 février semble avoir touché juste. Après s’être contentés, dans un premier temps, de mesures ciblées contre des oligarques, ainsi que du gel des avoirs de certaines banques, les Etats-Unis, l’Union européenne (UE) et le Royaume-Uni ont dégainé deux armes très sérieuses : le gel des réserves détenues par la Banque centrale russe à l’étranger et la suspension du système de paiement Swift de plusieurs banques du pays.


Le direct du lundi 28 février : Les bombardements reprennent à Kiev et Kharkiv, le rouble en chute

La première mesure est de loin la plus importante. « C’est dévastateur », estime Rob Person, professeur de relations internationales à l’académie militaire américaine West Point et spécialiste de la Russie. « Immobiliser la banque centrale d’un pays majeur est complètement fou, et sans précédent », ajoute, sur Twitter, Steven Hamilton, professeur à l’université américaine George-Washington et ancien du Trésor australien.


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Depuis le début du conflit dans l’est de l’Ukraine, en 2014, et les premières sanctions occidentales, la Russie a patiemment renforcé sa capacité de résistance économique. Les réserves de sa banque centrale, qui s’étaient effondrées de 500 milliards de dollars (444 milliards d’euros) en 2014 à 350 milliards de dollars en 2015, sont remontées à 630 milliards de dollars. Ce matelas confortable devrait permettre aux autorités russes d’encaisser le choc des sanctions. Les Occidentaux espèrent détruire cette ligne de défense. « Nous empêcherons Poutine d’utiliser son trésor de guerre », affirmait, samedi, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne.


Le rouble sous forte pression

Concrètement, une large partie des réserves de la Banque centrale russe est détenue en or en Russie, ou dans des actifs financiers, et les sanctions n’y changeront rien. Mais elle possède aussi 95 milliards de dollars en dépôts auprès d’institutions monétaires étrangères, selon ses propres chiffres, datant de janvier. Ces dépôts se trouvent notamment dans l’Eurosystème (les banques centrales de la zone euro). La Banque de France en détenait de 3 milliards à 4 milliards d’euros environ, qui sont désormais gelés. La Bundesbank a refusé de confirmer si elle avait des fonds russes en dépôt, mais elle affirme que, si c’était le cas, ceux-ci seraient à présent gelés.


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Perdre l’accès à ces réserves limite la capacité de la Banque centrale russe à défendre le rouble, sous forte pression. « Cela peut mener à une flambée d’inflation, à une récession, et créer du mécontentement chez beaucoup de citoyens russes », note Rob Person.


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L’autre grande sanction, qui a fait l’objet d’âpres négociations, a été la suspension de Swift de certaines banques russes. Ce système de communication international est la norme utilisée pour réaliser les transferts internationaux. Faute d’y avoir accès, les établissements visés vont devoir recourir « au téléphone ou au fax », affirmait un responsable américain de l’administration de Joe Biden.


Théoriquement, la sanction est très forte, mais la suspension de Swift ne semble pas couvrir les ventes d’hydrocarbures, de loin la principale ressource de la Russie. Un officiel de la Maison Blanche a déclaré, lors d’un point avec les journalistes, samedi soir : « Si les paiements concernaient du gaz ou du pétrole, nous pourrions les exclure [de la suspension]. »


Résilience de l’économie russe

Par ailleurs, la Russie s’est préparée de longue date, puisque la menace de la suspension de Swift avait été brandie dès 2014. Elle a ainsi créé son propre système de paiement, System for Transfer of Financial Messages (SPFS). Désormais, il pèse 20 % des paiements effectués à l’intérieur de la Russie, expliquait, dans un article de mai 2021, Maria Shagina, du Centre pour les études est-européennes de l’université de Zurich (Suisse). Ce système ne marche ni la nuit ni le week-end, et il reste marginal pour l’international, mais il regroupe 400 établissements bancaires russes et représente une solution de repli.


Cette résilience de l’économie russe rappelle que le pays est la onzième économie mondiale en termes de produit intérieur brut (PIB) et qu’il ne sera pas asphyxié rapidement, d’autant que les sanctions étaient anticipées depuis longtemps. « Depuis 2014, la Russie opère sous différentes sanctions imposées par les Etats-Unis et l’UE, et elle s’est adaptée à ces contraintes », soulignent les économistes d’Axa dans une note d’analyse.


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Progressivement, Moscou a transféré sa dette publique des mains des étrangers à celles des investisseurs russes. Le budget de l’Etat est à l’équilibre, avec un baril de pétrole autour de 40 dollars, alors qu’il frôle les 100 dollars actuellement. En outre, seulement 50 % de ses exportations sont réglées en billets verts, contre 80 % en 2014.


Surtout, la Russie continue pour l’instant de vendre son gaz et son pétrole sans encombre. A raison de 240 milliards de dollars d’exportations par an, soit 15 % de son PIB, il s’agit de loin de sa première ressource. « Les exemptions accordées aux banques pour faciliter les ventes d’énergie diluent évidemment l’impact des sanctions, conclut M. Person. C’est la réalité : l’Europe dépend du gaz russe et ne veut pas, ou ne peut pas, mettre fin à ces liens actuellement. »

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