All Russians Are Responsible for Putin. Learn to hate them!
Guerre en Ukraine : minée par les inégalités, la Russie se dirige vers une récession historique
Sous l’effet des sanctions imposées en réaction à l’invasion de l’Ukraine, le produit intérieur brut russe pourrait chuter de 5 % à 10 % cette année.
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« Dès les premières sanctions, ma mère a dit : “Surtout, fais le plein de médicaments”, raconte Youlia, une ingénieure moscovite, qui préfère garder l’anonymat. Nous avons vite compris qu’elle avait raison : tout ce qui vient de l’étranger va bientôt manquer. » Pour protéger ses économies face à l’effondrement du rouble, la jeune femme de 31 ans s’est précipitée en magasin pour acheter une poignée de bijoux et un ordinateur. « Cela vaudra toujours quelque chose. » Son frère Ivan, lui, s’est tourné vers les cryptomonnaies. « Mais, moi, je n’ai pas confiance. Si notre économie s’effondre, ce n’est pas avec des sous virtuels qu’on achètera du pain. »
Ciblée par une série de sanctions économiques sans précédent en réponse à l’invasion de l’Ukraine, en partie exclue du système financier mondial, la Russie est sur le point de plonger dans une profonde récession. « Il est très difficile d’en évaluer l’ampleur, car cela dépendra de l’évolution de la guerre et de la possible instauration de nouvelles sanctions, mais l’on estime que le produit intérieur brut pourrait plonger de 5 % à 10 % cette année », détaille Lysu Paez Cortez, économiste spécialiste du pays chez Natixis. Avec la même prudence, les équipes de Capital Economics tablent sur un choc comparable à la récession de 1998 (– 5,3 %), tandis que celles de JPMorgan jugent que le plongeon pourrait aller jusqu’à 35 % au deuxième trimestre, et 7 % sur l’ensemble de 2022.
« Défaut de paiement et crise sociale »
Depuis 2014 et l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine a renforcé l’indépendance économique de son pays en musclant certaines filières industrielles et en réduisant l’exposition des réserves de la banque centrale (équivalant à 630 milliards de dollars, soit 580 milliards d’euros) au billet vert. Mais Moscou ne pourra guère tenir longtemps en autarcie, car les sanctions occidentales empêchent la banque centrale d’accéder à une grande partie des réserves détenues en devises étrangères – près de 400 milliards de dollars. « Dans quelques mois, voire semaines, la Russie pourrait plonger dans un défaut de paiement et une crise sociale comparable à celle traversée par l’Argentine en 2001 », juge Ludovic Subran, chef économiste chez Allianz.
L’économie sera affectée par différents canaux. L’exclusion de sept banques russes du réseau financier Swift, d’abord, est l’équivalent d’une énorme poignée de sable lancée dans la mécanique des échanges commerciaux du pays, compliquant le paiement des importations. « Les coûts de transaction vont exploser et engendrer des dysfonctionnements dans l’économie », ajoute Ludovic Subran. Ce qui pourrait se traduire par des pénuries, d’autant que de nombreuses marques occidentales – Ikea, Apple, Dell, Honda, Netflix, H&M… – ont annoncé suspendre leurs activités en Russie.
En réaction aux sanctions, la banque centrale russe a, lundi 28 février, remonté ses taux directeurs de 9,5 % à 20 %. « Cela rendra le coût du crédit insoutenable pour les PME – ce qui fragilisera un peu plus encore le système bancaire au passage – et les particuliers », analyse Liam Peach, de Capital Economics. Avant de souligner que les ménages seront surtout affectés par l’envolée des prix, alimentée par l’effondrement du rouble (– 25 % face au dollar depuis le 25 février) comme par la perspective de pénuries. « Une inflation incontrôlée sème le chaos économique », rappelle Lucas Chancel, codirecteur du Laboratoire sur les inégalités mondiales (World Inequality Lab, WIL).
« Les 10 % les plus riches y captent près de 47 % du revenu national, contre 17 % pour les 50 % les plus pauvres », illustre Theresa Neef, économiste membre du WIL
De 8,7 % en janvier, celle-ci devrait flamber à 20 % en milieu d’année, selon le cabinet Oxford Economics. De quoi raviver le souvenir noir de la crise financière de 1998, lorsque l’indice des prix avait grimpé de plus de 80 % en un an. « Comme à l’époque, les classes les plus pauvres seront les premières à en souffrir », rappelle Liam Peach.
Ce, alors que la Russie est l’un des pays les plus inégalitaires au monde. « Les 10 % les plus riches y captent près de 47 % du revenu national, contre 17 % pour les 50 % les plus pauvres », illustre Theresa Neef, économiste membre du WIL, citant les nouvelles données publiées en décembre par son laboratoire. Cet écart est incomparablement plus fort qu’en Europe, où les 10 % les plus aisés captent 35,8 % du revenu national, contre 18,9 % pour les plus pauvres.
Les inégalités sont plus criantes encore en matière de patrimoine. Les 10 % des Russes les plus aisés capturent, en effet, 74 % de la richesse nationale, contre 3,1 % pour les 50 % des moins aisés. En Europe, ces parts sont respectivement de 58,5 % et 4,4 %. « Ces forts écarts sont l’héritage de la transition économique qui a eu lieu après l’effondrement du communisme », rappelle Theresa Neef.
Actifs offshore
Très élevées au début du XXe siècle, les inégalités avaient considérablement chuté dans la foulée de la révolution de 1917. Après 1991, la « thérapie de choc », mêlant privatisations à grande échelle et dérégulation, a profité à une petite élite – les oligarques –, qui a accaparé les ressources issues de l’exploitation des hydrocarbures. « Les inégalités ont alors augmenté dans des proportions bien supérieures à celles observées dans les autres pays de l’ancien bloc communiste ou en Chine », ajoute Theresa Neef.
En outre, le gouvernement russe n’a pas mis à profit des périodes de flambée des prix de matières premières produites dans le pays (pétrole, gaz, métaux…) pour relever le pouvoir d’achat de la population, en particulier depuis 2012. « Il en a au contraire profité pour accumuler des réserves extérieures, afin de permettre au pays de tenir face à une éventuelle crise où les exportations chuteraient », relève Patrick Artus, économiste chez Natixis, dans une note sur le sujet.
Une partie des excédents commerciaux dégagés durant les périodes fastes a aussi été captée par les oligarques, grands champions de l’évasion fiscale. Les travaux des économistes Thomas Piketty, Filip Novokmet et Gabriel Zucman montrent ainsi que plus de la moitié du patrimoine du 0,01 % des Russes les plus riches est détenue à l’étranger, dans les places offshore.
Et le montant de ces actifs offshore dépasse une année de produit intérieur brut russe. « D’où l’importance du ciblage des sanctions concernant les oligarques », explique Lucas Chancel, soulignant que les nombreuses zones d’ombre concernant les paradis fiscaux limiteront l’efficacité de celles-ci. « En attendant, les Russes qui n’ont pas caché leurs économies dans les Caraïbes vont souffrir, se désole Youlia. J’ai peur que nous redevenions pauvres et coupés du monde, comme sous l’ère soviétique qu’a connue ma mère. »
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