Commentary on Political Economy

Wednesday 2 March 2022

 

En France, quinze ans de complaisance politique envers Vladimir Poutine

Après l’invasion de l’Ukraine, c’est tout le débat politique français des dernières années – de l’extrême droite à la gauche radicale en passant par la droite – qui est revu à l’aune de la naïveté ou de l’aménité exprimée à l’égard du président russe.

Par  et 

Publié aujourd’hui à 05h00, mis à jour à 09h51 

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Rencontre entre Nicolas Sarkozy et Vladimir Poutine, à Moscou, le 29 octobre 2015.

En ce 7 février 2015, les dirigeants de l’Union pour un mouvement populaire (devenue Les Républicains) se retrouvent salle de la Mutualité, à Paris, pour un conseil national. La discussion roule sur la Russie, qui a annexé un an plus tôt la Crimée, territoire ukrainien, et encourage les velléités séparatistes du Donbass. Le micro passe dans les mains de Nicolas Sarkozy, qui vise la reconquête de l’Elysée. « Nous avons une civilisation en commun », dit-il, louangeur, à propos des Russes.

« Sarko l’Américain » a vécu : après avoir remis la France dans le commandement intégré de l’OTAN, le voilà qui accuse les Etats-Unis de « souhaiter » ce « drame » qu’est « la séparation entre l’Europe et la Russie ». Pas question de se mettre en travers des ambitions territoriales de Moscou ; la souveraineté de l’Ukraine n’est pas un sujet. « La Crimée choisit la Russie, on ne peut pas le leur reprocher », souffle l’ex-chef de l’Etat, qui poursuit, à propos du Donbass : « Il faut trouver les moyens d’une force d’interposition pour protéger les russophones d’Ukraine. » Ce pays, achève-t-il, « n’a pas vocation à entrer dans l’Union européenne et dans l’OTAN ». Applaudissements de la salle.

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Sept ans ont passé et le réveil est brutal. Vladimir Poutine a attaqué l’Ukraine, le 24 février, dans un acte qui sidère le monde et rebat les cartes de l’ordre géopolitique international. Soudain, c’est tout le débat politique français des dernières années qui est revu à l’aune de la naïveté, de l’aménité ou de la complaisance exprimée à l’égard du président russe, que ce soit par des responsables de droite, d’extrême droite ou de la gauche radicale. Des hommes et des femmes aujourd’hui qualifiés de « complices actifs » (François Bayrou) ou d’« idiots utiles » (Daniel Cohn-Bendit) du Kremlin.

En 2008, le maître de Moscou n’est officiellement que le second du régime, premier ministre d’un président nommé Dmitri Medvedev. C’est alors que François Fillon noue un lien étroit avec son homologue « Vladimir », qu’il rencontre plusieurs fois par an, et dont reste l’image d’une amitié scellée autour d’un billard à la résidence de Sotchi, en Russie. Le chef du gouvernement français déclare à cette époque que « la Russie est aujourd’hui une démocratie ». Après avoir joué un rôle de médiateur pour la paix dans la guerre éclair en Géorgie, en 2008, Nicolas Sarkozy, pour sa part, souffre de trous de mémoire. Il affirme à Munich, en 2009, que la Russie n’est « pas un pays qui spontanément est porté à une agressivité militaire avec ses voisins ».

« Des amis dans plusieurs partis »

Un geste est destiné à retrouver les voies du « dialogue » : la vente du bijou militaire français, le navire de guerre de classe Mistral, amorcée par Hervé Morin, ministre de la défense, et conclue au plus haut niveau en 2011. Mais le Vladivostok, premier bateau promis pour fin 2014, ne sera jamais livré. Après l’annexion de la Crimée, le nouveau locataire de l’Elysée, François Hollande, annule la vente sous la pression des Etats-Unis et des alliés européens. « L’ours russe n’est dangereux que quand il a peur », plaidait pourtant François Fillon dans une tribune au Figaro, en 2012, pour l’exhorter à abandonner ses « postures bourgeoises et atlantistes version guerre froide » et à foncer à Moscou pour débloquer le conflit syrien.

Marine Le Pen rencontre Vladimir Poutine  à Moscou le 24 mars 2017.

Le Front national (FN), devenu Rassemblement national (RN), est le parti qui assume le plus ouvertement son tropisme pro-Poutine. L’acmé médiatique de cette relation a lieu en mars 2017, lorsque Marine Le Pen rencontre officiellement l’autocrate du Kremlin. Elle loue « un nouveau monde », celui de Vladimir Poutine, et répète que son « point de vue sur l’Ukraine coïncide avec celui de la Russie ». En 2015, elle avait déjà rencontré le président russe. Sans photo, cette fois. Son parti venait de décrocher un prêt de 9 millions d’euros auprès d’une banque tchéco-russe, toujours en cours de remboursement en 2022. Aujourd’hui encore, l’ancien eurodéputé RN Jean-Luc Schaffhauser, qui a négocié le prêt, soutient que « l’Ukraine n’existe pas » et prédit « une guerre totale ».

« La Russie de Poutine a des amis dans plusieurs partis. Pendant vingt ans, elle a tenté de convaincre des gens à l’intérieur des Etats de porter sa vision, relève Aymeric Chauprade, ancien conseiller de Marine Le Pen et ex-député européen FN, connu pour son amitié avec l’oligarque russe Konstantin Malofeev. Poutine pense que la souveraineté des peuples n’existe pas, que les régimes à l’Est résultent du lobbying américain et de George Soros [milliardaire philanthrope américain d’origine hongroise]. Pour lui, c’est du pain et des jeux : les peuples veulent la stabilité et manger. Donc la Russie fait de l’influence sur les opinions publiques et traite les classes politiques occidentales. »

Pour garder le lien avec Moscou, Marine Le Pen compte aujourd’hui sur l’eurodéputé RN Thierry Mariani, très proche du Kremlin. Cet ex-ministre de Nicolas Sarkozy recevait il y a peu dans ses bureaux de l’association Dialogue franco-russe, sur les Champs-Elysées, où trône un immense portrait de Poutine…

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Emmanuel Macron n’a pas échappé à la règle

Eric Zemmour épouse, lui aussi, les vues du Kremlin depuis des années, appelant à lever les sanctions occidentales et à s’appuyer sur ce pays contre le terrorisme islamiste. « Le gentil Obama se rend compte, mais un peu tard, qu’il peut avoir besoin du méchant Poutine » face au « nouveau grand méchant Daech », cinglait-il, en juin 2015, auprès du média russe RT. Le chroniqueur du Figaro déployait son admiration pour la personne et le régime de Poutine, à ses yeux le « rempart » à « l’impérialisme » autant que « le dernier résistant à l’ouragan politiquement correct qui, parti d’Amérique, détruit toutes les structures traditionnelles, famille, religion, patrie ». L’autorité du président russe et la défense des « racines », dans ces courants traversés de bonapartisme, fascinent.

Jean-Luc Mélenchon s’exprime à l’Assemblée nationale sur la guerre en Ukraine, le 1er mars 2022.

L’hostilité de Jean-Luc Mélenchon à l’égard des « Nord-Américains », qui lui fait préférer les Russes, est moins idéologique que géopolitique. En 2015, l’ancien sénateur socialiste estime sur son blog que le devenir de l’Ukraine et des régions séparatistes du Donbass « repose sur le sang-froid de Vladimir Poutine et des dirigeants russes » face à de supposées tentatives de déstabilisation des « USA »« Pas de guerre ! La patience, l’écroulement de l’économie ukrainienne, la désagrégation de ce pays qui a tant de mal à en être un, tout vient à point à qui sait attendre », écrit-il alors. Même rhétorique six ans plus tard. Sur son blog toujours, fin 2021, le candidat de La France insoumise juge que « l’OTAN provoque de sang-froid une escalade » en Ukraine.

Depuis Charles de Gaulle et la guerre froide, l’idée de faire de la France une puissance d’équilibre entre les Etats-Unis et la Russie est caressée dans à peu près tous les discours politiques. Emmanuel Macron n’a pas échappé à la règle, même si le président de la République, qui a subi des tentatives de déstabilisation de hackeurs russes pendant sa campagne de 2017, n’est pas suspect de complaisance à l’égard de Vladimir Poutine. Mais le « philorussisme traditionnel des chefs d’Etat français », cette « nostalgie de la grandeur, qui renvoie à Napoléon et Alexandre Ier », comme le décrit le président de la commission des affaires étrangères à l’Assemblée nationale, Jean-Louis Bourlanges (MoDem), l’a happé. En août 2019, au fort de Brégançon (Var), Emmanuel Macron propose ainsi à son homologue de concevoir « ensemble une nouvelle architecture sécuritaire pour notre Europe ». La réalité le rattrapera vite. Tout comme elle a rattrapé les russophiles d’hier.

Emmanuel Macron après sa rencontre avec Vladimir Poutine à Moscou, le 7 février 2022.
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Le trouble est tel que Marine Le Pen tâche à présent d’effacer toute proximité avec Vladimir Poutine, quand Eric Zemmour le qualifie du bout des lèvres de « démocrate autoritaire ». Jean-Luc Mélenchon dénonce un « crime contre l’intérêt général humain de notre temps » en Ukraine, que « rien ne peut excuser » ni « relativiser ». François Fillon, lui aussi, s’est résigné au mea culpa. Acculé par les critiques, l’ancien premier ministre a quitté les conseils d’administration de deux groupes russes dans lesquels il siégeait. « Vladimir Poutine est le seul coupable d’avoir enclenché un conflit qui aurait pu, qui aurait dû être évité », explique-t-il dans Le Journal du dimanche du 27 février, reconnaissant s’« être trompé sur l’issue des tensions qui ont précédé l’attaque de l’Ukraine »« La guerre contre l’Ukraine est aussi une agression contre l’Europe, contre la France », ajoute-t-il. Et l’heure d’un changement d’époque dans la politique française.

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