Commentary on Political Economy

Wednesday 2 March 2022

 

Tribune. Il y a vingt-deux ans, une guerre vicieuse, déjà, a amené Vladimir Poutine au pouvoir. Depuis lors, la guerre est restée l’un de ses principaux outils. Il l’a continuellement utilisée, sans hésiter, au cours de son long règne. Poutine existe grâce à la guerre, et a prospéré par la guerre. Espérons maintenant que c’est encore une guerre qui causera sa chute.

En août 1999, Vladimir Poutine, alors inconnu du grand public, fut nommé premier ministre quand son prédécesseur refusa de soutenir une réinvasion totale de la Tchétchénie. Poutine, lui, était prêt, et en retour de leur soutien inconditionnel il lâcha la bride aux militaires, leur permettant de laver leur humiliante défaite de 1996 dans le sang et dans le feu. La nuit du 31 décembre 1999, un Boris Eltsine vieilli et brisé démissionna, transmettant la présidence comme un cadeau au nouveau venu. En mars 2000, après avoir fameusement juré de « buter les terroristes jusque dans les chiottes », Poutine fut triomphalement élu président. A l’exception de quatre ans comme premier ministre (2008-2012), il règne sur la Russie depuis lors.

Je suis revenu travailler en Tchétchénie, comme humanitaire, dès le début de la seconde guerre. En février 2000, j’ai dîné dans la région avec Sergueï Kovalev, le grand défenseur russe des droits de l’homme, et je lui ai posé la question qui était alors sur toutes les lèvres : qui donc était ce nouveau président inconnu ? Qui était Poutine ? Je peux encore citer de mémoire la réponse de Kovalev : « Vous voulez savoir qui est Vladimir Poutine, jeune homme ? Vladimir Poutine est un lieutenant-colonel du KGB [les services de renseignement soviétiques]. Et vous savez ce que c’est, un lieutenant-colonel du KGB ? Rien du tout. »

Lire aussi (archive de 2000) : Article réservé à nos abonnés Vladimir Poutine, du KGB au Kremlin

Ce que Kovalev voulait dire, c’est qu’un homme qui n’avait jamais dépassé ce rang, qui n’avait jamais même été promu colonel, était un simple agent de peu d’envergure, incapable de penser stratégiquement, incapable de planifier plus d’un coup en avance. Et s’il est vrai que Poutine, en vingt-deux ans de pouvoir, a immensément grandi en stature et en expérience, je pense que feu Kovalev avait fondamentalement raison.

Fuite en avant

Poutine, toutefois, se révéla vite un brillant tacticien, surtout lorsqu’il s’agissait d’exploiter les faiblesses et les divisions de l’Occident. Il mit des années à écraser les Tchétchènes et à installer un satrape à sa botte, mais il réussit. En 2008, quatre mois après que l’OTAN a promis un chemin vers l’accession à l’Ukraine et la Géorgie, il réunit ses armées pour des « manœuvres » à la frontière géorgienne et envahit le pays en cinq jours, reconnaissant l’indépendance de deux « républiques » sécessionnistes. Les démocraties occidentales protestèrent, et ne firent presque rien.

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En 2014, lorsque le peuple ukrainien, après une longue et sanglante révolution, renversa un président prorusse qui avait tourné le dos à l’Europe pour pleinement s’aligner sur Moscou, Poutine envahit et annexa avec une rapidité stupéfiante la Crimée. C’est la première fois depuis la dernière guerre que la souveraineté d’un pays européen était ouvertement violée. Quand nos dirigeants, choqués et confus, répondirent avec des sanctions, il doubla sa mise et provoqua des soulèvements dans le Donbass, une région russophone de l’Ukraine, utilisant clandestinement ses forces pour écraser la faible armée ukrainienne et établir deux nouvelles « républiques », où une guerre larvée n’a jamais cessé. Ainsi commença sa fuite en avant. A chaque pas, l’Occident le condamna et tenta de le punir avec des mesures limitées et inefficaces, dans le vain espoir de le décourager. Et, à chaque pas, il relança le jeu, et continua d’avancer. Toujours plus loin.

Poutine est un homme petit, physiquement, et grandir dans le Léningrad d’après-guerre ne dut pas être facile pour lui. Il y a clairement appris une leçon : si tu es le plus petit, frappe en premier, frappe fort et continue à frapper. Et les plus grands apprendront à te craindre, et reculeront. C’est une leçon qu’il a prise à cœur. Le budget militaire des Etats-Unis était de 778 milliards de dollars en 2020 [environ 700 milliards d’euros], le budget combiné de l’Europe 378 milliards, et celui de la Russie, environ 62 milliards. Mais il nous fait quand même beaucoup plus peur que le contraire. C’est l’avantage de se battre comme un rat coincé plutôt que comme un garçon grassouillet ramolli par le Coca-Cola, Instagram et quatre-vingts ans de paix en Europe.

Lire aussi (archive de 2008) : Carnet de route en Géorgie, par Jonathan Littell

Poutine put se réjouir du fait que les Occidentaux, empressés de geler le conflit du Donbass, passèrent doucement la Crimée par pertes et profits, concédant de facto l’annexion illégale à la Russie. Il comprit que, si les sanctions faisaient mal, elles ne mordaient pas trop et lui permettraient de continuer à développer son armée et étendre son pouvoir. Il vit que l’Allemagne, la plus grande puissance économique de l’Europe, était incapable de se sevrer de son gaz et de son marché pour ses automobiles. Il vit qu’il pouvait acheter des politiciens européens, dont un ancien chancelier allemand et un ex-premier ministre français et les installer dans les conseils d’administration de ses sociétés d’Etat. Il vit que même les pays qui s’opposaient, en principe, à lui répétaient en boucle les mantras de la « diplomatie », le « reset », la « normalisation des relations ». Il vit que, chaque fois qu’il poussait, l’Occident reculait puis revenait en lapant, dans l’espoir d’un « deal » toujours aussi insaisissable : Barack Obama, Emmanuel Macron, Donald Trump, la liste est longue.

La Syrie, un terrain d’entraînement

Poutine commença à assassiner ses opposants, chez lui et à l’étranger. Quand ça se passait chez nous, on râlait, mais ça n’allait jamais plus loin. Quand Obama, en 2013, ignora lâchement sa « ligne rouge » en Syrie, refusant d’intervenir après que Bachar Al-Assad employa des gaz toxiques contre un quartier civil de la banlieue de Damas, il prit date. En 2015, il dépêcha ses forces en Syrie, développant sa base navale existante à Tartous et acquérant une nouvelle base aérienne à Hmeimim. Durant les sept années qui suivirent, il utilisa la Syrie comme un polygone d’entraînement pour son armée, offrant une expérience de terrain irremplaçable à ses officiers et affinant leurs tactiques, leur coordination et leur matériel, tout en bombardant et massacrant des milliers de Syriens, et aidant Al-Assad à reprendre le contrôle de la majeure partie du pays.

En janvier 2018, Poutine avança ses pions sur le pré carré occidental, envoyant ses mercenaires Wagner en République centrafricaine. Le même processus se répète actuellement au Mali, où la junte militaire, soutenue par la Russie, vient d’obliger l’opération « Barkhane » à plier bagage. La Russie est aussi active en Libye, où elle sape les tentatives de paix occidentales et déploie des forces sur le flanc sud de la Méditerranée, en position de menacer directement les intérêts européens. Chaque fois, nous avons protesté, nous avons agité nos bras, et nous n’avons rien fait. Et, chaque fois, il en a pris bonne note.

Lire aussi  Article réservé à nos abonnés « La Russie n’est pas un pays, ni même un empire, mais une emprise »

L’Ukraine représente le moment où il a enfin décidé d’abattre ses cartes. Il croit clairement qu’il est assez fort pour ouvertement défier l’Occident en lançant sans
provocation la première invasion d’un Etat souverain en Europe depuis 1945. Et il le croit parce que tout ce que nous avons fait ou, plus précisément, pas fait depuis vingt-deux ans lui a appris que nous sommes faibles.

Poutine est peut-être un génie tactique, mais il est incapable de penser stratégiquement. Nos dirigeants ont refusé de vraiment le comprendre, mais lui aussi est incapable de nous comprendre. Entièrement isolé depuis deux ans à cause du Covid-19, il semble être devenu de plus en plus paranoïaque et imbu de sa propre idéologie panslave, néoimpérialiste et orthodoxe, au départ une création artificielle censée donner une fine couche de légitimité à son régime corrompu.

En ce qui concerne les Ukrainiens, il semble avoir complètement avalé sa propre propagande. Croyait-il qu’ils accueilleraient leurs « libérateurs » russes ? Qu’ils se rendraient tout de suite ? Si c’est le cas, il s’est trompé. Les Ukrainiens se battent et, bien qu’inférieurs en nombre et en armes, ils se battent comme des chiens. Des institutrices, des employés de bureau, des artistes, des étudiants, des DJ et des drag-queens prennent les armes et partent tirer sur des soldats russes, dont beaucoup sont des gamins qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils font là. L’Ukraine ne cède pas un pouce de terrain, et il semble que la Russie ne pourra pas prendre leurs villes sans les raser, comme ils ont rasé Grozny et Alep. Et ne croyez pas que, parce que c’est une ville « européenne », Poutine hésitera à raser Kiev. Les bombardements ont déjà commencé.

Réveil allemand

Passé le choc initial, les démocraties occidentales semblent avoir – enfin ! – compris la menace existentielle que pose Poutine pour l’ordre mondial d’après-guerre, pour l’Europe et pour notre « mode de vie » qu’il méprise tant. Des sanctions massives sont en train d’être mises en place, malgré le coût pour nos propres économies. Les armes affluent en Ukraine. L’Allemagne s’est subitement réveillée de son long sommeil pour voir qu’elle ne peut plus dépendre de la bonté des autres pour sa sécurité et qu’elle a besoin de sa propre armée, une vraie, qui fonctionne. La Russie est en train d’être massivement isolée au niveau international, et son économie et ses capacités seront lourdement dégradées.

Mais ce n’est pas assez. Tant que Poutine restera au pouvoir, il continuera à hausser la mise, à pousser plus loin, et à faire tout le mal qu’il peut. Parce qu’il méprise l’Occident, et parce que son pouvoir est entièrement fondé sur la violence : pas juste sa menace, mais son usage systématique. C’est la seule façon dont il sait se comporter. Est-ce que nous pouvons vraiment être certains que ses menaces nucléaires sont du bluff ? Est-ce qu’on peut se le permettre ? Tant qu’il continuera à régner sur la Russie, personne ne sera en sécurité. Aucun de nous.

La seule issue, à terme, de cette crise est de rendre l’échec de Poutine en Ukraine tellement désastreux pour la Russie et ses intérêts véritables que sa propre élite n’aura d’autre choix que de se débarrasser de lui. Et, pour cela, beaucoup plus pourrait être fait. Nos dirigeants semblent focalisés sur les « oligarques » russes, mais ils doivent comprendre que Poutine n’a que du mépris pour eux et se moque éperdument de leur opinion ou de leurs avoirs ; il ne les considère que comme des vaches à lait, bonnes à traire quand il en a besoin.

Tsar fou de pouvoir

Les sanctions occidentales doivent cibler les gens qui rendent les actions de Poutine possible : son appareil sécuritaire et administratif, en entier. Pas seulement les quelques douzaines de personnes déjà ciblées, mais les milliers d’officiels de second rang de l’administration présidentielle, des forces armées et des services de sécurité. Ce ne sont pas des milliardaires, mais tous des multimillionnaires, avec beaucoup à perdre.

Gâchons la vie de ces quelques milliers de personnes, et qu’elles jugent à qui la faute. Confisquons les manoirs en Angleterre ou en Espagne, interdisons les vacances à Courchevel et en Sardaigne, virons sans cérémonie leurs enfants de Harvard, Yale ou Oxford, et qu’ils restent en Russie, sans moyen de sortir et sans biens d’importation pour dépenser leur argent volé. Faisons en sorte que le prix à payer soit un vrai prix, un prix personnel, et qu’ils voient si cela en vaut la peine pour maintenir sur son trône un tsar fou de pouvoir. Qu’ils décident s’ils veulent le suivre dans l’abîme.

Depuis vingt-deux ans, la Russie est tombée aux mains d’un régime dément, corrompu et totalitaire, que nous avons allègrement facilité. Mais c’est un grand pays, que j’ai énormément aimé, et qui a produit des femmes et des hommes merveilleux, humains, justes. Il mérite mieux que cette clique de voleurs qui pillent sa fortune sous couvert de fantasmes impériaux illusoires et ravagent leurs voisins pour consolider leur pouvoir absolu. La Russie mérite la liberté, la même liberté que l’Ukraine a douloureusement bâtie ces dernières décennies. Un cessez-le-feu en Ukraine est une première mesure vitale et urgente, et un retrait complet des forces russes une seconde. Mais après cela, Poutine doit partir.

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