Commentary on Political Economy

Tuesday 22 March 2022

 

« Pékin et Moscou se rejoignent sur un ressentiment viscéral envers les Etats-Unis et l’“Occident” »

Quelle que soit l’évolution de la guerre en Ukraine, la Chine ne prendra pas ses distances avec la Russie, les deux pays étant unis dans leur combat pour l’avènement d’un monde postoccidental, analyse la sinologue Alice Ekman, dans une tribune au « Monde ».

Publié aujourd’hui à 00h54, mis à jour à 15h01   Temps deLecture 5 min.

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Tribune. Face à l’invasion russe de l’Ukraine, la position de la Chine est souvent qualifiée d’ambiguë. Ce n’est, en réalité, pas le cas : elle ne cesse de réaffirmer son soutien à la Russie. Certes, la Chine s’est, jusqu’à présent, abstenue lors des votes sur le sujet au Conseil de sécurité de l’ONU. Mais elle a pour tradition de n’apposer que très rarement son veto (seulement seize fois depuis son accession au fauteuil de membre permanent du Conseil de sécurité en 1971). Et elle a activement contribué à adoucir le texte du projet de résolution du 25 février, afin que celui-ci condamne moins frontalement les agissements de la Russie. Lors du vote du 2 mars, l’ambassadeur chinois aux Nations unies a justifié la nouvelle abstention de son pays en des termes concordant avec le vocabulaire officiel russe, rejetant l’« expansion de blocs militaires », en référence à l’OTAN.

La Chine n’a que très légèrement ajusté son discours depuis le début du conflit, si l’on lit attentivement les déclarations. Les diplomates chinois ne cessent de faire porter la responsabilité de la crise à l’OTAN et aux Etats-Unis, qui auraient « attisé les flammes » (expression utilisée régulièrement par les porte-parole du ministère des affaires étrangères). La diplomatie, tout comme la télévision officielle chinoise, relaie largement le discours russe, soulignant plus que jamais la responsabilité présumée des Etats-Unis.

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En parallèle, Pékin a réaffirmé officiellement, début mars, que la Russie était « son amie éternelle » et son partenaire stratégique le plus important. Ces mots ne sont pas anodins dans le contexte actuel – encore moins que lorsque les deux pays avaient évoqué, le 4 février, en marge des Jeux olympiques d’hiver, « une amitié sans limite ».

Intérêts en Ukraine

Assurément, Pékin ne se réjouit pas de la situation de guerre en Ukraine. Les autorités chinoises ont dû rapidement chercher des solutions pour évacuer les quelque 6 000 ressortissants chinois sur place (désormais en Chine pour la plupart). Pékin doit aussi reconsidérer ses intérêts économiques et logistiques dans le pays, qui n’étaient, jusqu’à présent, pas négligeables (agroalimentaire, télécommunications, trains dits des « nouvelles routes de la soie » passant par l’Ukraine), et anticiper les conséquences des sanctions envers la Russie sur sa propre économie.

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Car la Chine s’oppose vigoureusement aux sanctions imposées à Moscou et continuera à « commercer normalement avec la Russie », y compris à importer massivement des hydrocarbures, comme l’a rappelé le ministère des affaires étrangères à plusieurs reprises. L’objectif d’augmenter les échanges commerciaux entre les deux pays à 200 milliards de dollars (environ 180 milliards d’euros) d’ici à 2024, annoncé début février, lors de la visite de Vladimir Poutine à Pékin, reste inchangé et pourrait être atteint plus vite que prévu. Ce serait, dans tous les cas, encore bien en deçà du volume actuel des échanges commerciaux entre la Chine et l’Union européenne (586 milliards de dollars en 2020, selon l’institut européen des statistiques) ou avec les Etats-Unis (555 milliards de dollars en 2020), qui restent de loin les plus importants partenaires commerciaux de Pékin. Dans ce contexte, et alors que l’administration de Joe Biden accroît sa pression pour dissuader la Chine de renforcer son soutien à Moscou, il serait rationnel d’anticiper un ajustement de la position chinoise afin de ménager les relations avec ses premiers partenaires commerciaux.

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Cela est pourtant peu probable, car le facteur économique n’est pas celui qui guide en premier lieu le positionnement de la Chine de Xi Jinping vis-à-vis de la Russie de Vladimir Poutine. Le rapprochement entre Moscou et Pékin était déjà, en 2014, bien plus qu’un simple mariage de raison pour faire face aux sanctions liées à l’annexion de la Crimée. Les deux capitales se rejoignent sur un ressentiment viscéral envers les Etats-Unis et l’« Occident » au sens large, et souhaitent voir advenir un nouvel ordre mondial, où les Etats-Unis et leurs alliées seraient marginalisés. Jamais, depuis Mao Zedong, la haine des Etats-Unis n’a été aussi forte au sein de la diplomatie chinoise. Elle s’exprime désormais sans retenue et quotidiennement, dans les conférences de presse officielles et les médias d’Etat. Au-delà de la communication, la rivalité sino-américaine demeure très forte et structurante. Elle guide les positions de la Chine sur la majorité des dossiers internationaux, y compris la guerre en Ukraine.

Solutions ponctuelles

Chine et Russie partagent un ennemi commun, et les antagonismes sont profondément installés. Cette guerre émerge dans un contexte de tensions profondes prolongées entre Pékin et Washington, et alors que les sanctions commerciales et technologiques sont toujours en place des deux côtés. Les relations entre Bruxelles et Pékin sont également tendues à la suite des sanctions mutuelles liées à la situation au Xinjiang. L’accord-cadre sur les investissements n’a toujours pas été ratifié par le Parlement européen, et il est peu probable qu’il le soit prochainement, alors que des sanctions chinoises visent toujours des députés européens.

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Dans l’immédiat, la Chine continuera à chercher des solutions ponctuelles à la crise humanitaire, à envoyer d’autres convois d’aide en Ukraine, à atténuer dès à présent, ici ou là, l’effet indirect des sanctions sur certaines de ses entreprises lorsque c’est possible et à trouver des moyens de contourner les sanctions secondaires. Mais, à long terme, quelle que soit l’évolution de la guerre en Ukraine, il ne faut pas attendre de distanciation significative de la Chine vis-à-vis de la Russie.

Il est plus probable que le rapprochement sino-russe se poursuive, au moins tant que Vladimir Poutine et Xi Jinping seront présidents. Pour les deux chefs d’Etat, qui se sont rencontrés plus de trente fois depuis 2013 et entretiennent des relations personnelles privilégiées, certaines causes n’ont pas de prix. A leurs yeux, c’est l’avènement d’un monde postoccidental qui se joue en ce moment, et ils espèrent gagner ensemble. Ils seront plus ou moins confortés dans leur détermination en fonction de l’évolution des rapports de force en Ukraine et, au-delà, dans le monde entier.

Alice Ekman est analyste, responsable de l’Asie à l’Institut d’étude de sécurité de l’Union européenne, et autrice de « Rouge vif. L’idéal communiste chinois » (L’Observatoire, 2020).

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