Commentary on Political Economy

Wednesday 23 March 2022

 

« Il a fallu attendre l’agression déclenchée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine pour réaliser l’étendue de la vulnérabilité énergétique de l’UE »

L’Union européenne doit saisir l’occasion de cette crise pour accélérer la transition énergétique dans un cadre européen plus cohérent, défend dans sa chronique Stéphane Lauer, éditorialiste au « Monde ».

Publié le 21 mars 2022 à 12h30   Temps deLecture 4 min.

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Chronique. « Nous sommes convaincus que l’Europe a besoin d’une politique énergétique commune plus forte (…) qui garantisse l’accès à l’énergie à un prix stable et raisonnable, qui maintienne notre compétitivité industrielle, qui promeuve un développement durable et le passage à une société pauvre en carbone, qui mobilise l’investissement afin de stimuler les perspectives industrielles de demain et qui assure la sécurité d’approvisionnement à tous les Européens. »

Ces phrases auraient pu être prononcées en réaction à l’invasion russe en Ukraine et au choc énergétique qu’elle a provoqué. En fait, elles datent de mai 2010 et sont extraites d’une déclaration commune du Polonais Jerzy Buzek, alors président du Parlement européen, et de Jacques Delors, l’ex-président de la Commission européenne. Près de soixante ans après le lancement de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, leur idée était d’amorcer un retour aux sources en redonnant du sens au projet européen grâce à l’énergie.

La question se pose aujourd’hui de comprendre pourquoi, malgré quelques avancées, les belles intentions de l’époque ne se sont pas concrétisées et pourquoi il a fallu attendre l’agression déclenchée par Vladimir Poutine pour réaliser l’étendue de la vulnérabilité énergétique de l’UE.

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« La guerre d’agression russe en Ukraine nous montre de manière dramatique à quel point la sécurité et l’approvisionnement énergétique sont étroitement liés. Nous ne pouvons plus nous permettre d’ignorer cela », reconnaît Patrick Graichen, le secrétaire d’Etat allemand au climat. Il était temps. Si l’aveuglement a été collectif, Berlin a joué un rôle central dans la naïveté dont l’UE a fait preuve. Ni le discours véhément de Poutine contre l’unilatéralisme occidental prononcé en 2007 à la conférence sur la sécurité de Munich, ni le coup de force contre la Géorgie en 2008 n’ont suffi pour convaincre que nos approvisionnements en pétrole et en gaz auprès de la Russie pouvaient, tôt ou tard, poser problème.

Le rôle-clé de la Pologne

Il faut attendre 2009 et une rupture des approvisionnements à l’est de l’Europe provoquée par une brouille russo-ukrainienne sur la rente gazière pour assister au réveil de l’UE, dans lequel la Pologne joue un rôle-clé. « Varsovie peut être critiquable sur d’autres aspects de la construction européenne, mais si nous avions écouté les Polonais à l’époque, nous n’en serions certainement pas là », souligne Thomas Pellerin-Carlin, directeur du centre énergie à l’Institut Jacques-Delors. Mais la Pologne restera isolée jusqu’à ce que la Commission européenne, dans la foulée de l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014, décide enfin d’accélérer la mise en place d’une union de l’énergie.

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Dans ce volontarisme européen, l’Allemagne n’a jamais été vraiment motrice. Berlin a été réticent à la création de stocks gaziers communs et, alors que l’UE poussait à investir dans des terminaux de gaz naturel liquéfiés, l’Allemagne s’est contentée de ceux de ses voisins. Surtout, le gouvernement d’Angela Merkel n’a jamais ménagé ses efforts pour promouvoir le gazoduc Nord Stream 2 reliant la Russie à l’Allemagne, malgré les sanctions économiques décidées par les Occidentaux après l’annexion de la Crimée.

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Berlin a toujours considéré Nord Stream 2 comme un enjeu économique majeur. Le but était de devenir la plate-forme gazière de l’Europe et de s’imposer comme le partenaire privilégié de la Russie, avec en toile de fond l’idée que le commerce serait le meilleur moyen d’arrimer l’ex-Union soviétique à l’Occident. Le puissant lobbying exercé par une partie des élites politico-économiques allemandes, aussi bien à droite qu’à gauche, a fait le reste. La compromission de l’ex-chancelier, Gerhard Schröder, avec l’industrie pétrolière et gazière russe n’en est que la triste caricature.

L’UE prise au piège

Mais, dans cette affaire, les Allemands ne sont pas les seuls responsables. Sans le soutien de la France, des Pays-Bas et de l’Autriche, qui avaient aussi des intérêts financiers et industriels dans Nord Stream 2, jamais ce projet n’aurait abouti. Il aura fallu attendre l’agression russe pour qu’il soit enfin bloqué.

Après s’être focalisé sur des enjeux de court terme, notre réveil est douloureux et les solutions pour en sortir n’ont rien d’évident, n’en déplaise à François Hollande. « Pour arrêter Vladimir Poutine, arrêtons de lui acheter du gaz »propose tout bonnement l’ex-président français, qui, au cours de son mandat, n’a pas fait grand-chose pour réduire notre dépendance à la Russie. S’il était au pouvoir, serait-il prêt à assumer le désastre inflationniste et récessif qu’aurait cette décision ?

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Pour l’Allemagne, qui a décidé de se dispenser de l’énergie nucléaire, l’équation s’annonce encore plus insoluble. Le pays est engagé dans l’Energiewende, la transition énergétique, dans laquelle le gaz devait jouer un rôle pivot : plus de la moitié des quantités consommées en Allemagne vient de Russie. « Vladimir Poutine a ruiné cette option », constate amèrement aujourd’hui M. Graichen, qui est obligé de relancer les centrales à charbon. Les émissions de CO2 repartent à la hausse. L’Energiewende a du plomb dans l’aile.

Prise au piège, l’UE n’a plus le choix. Lorsque les prix de l’énergie ont commencé à monter, dès septembre 2021, les gouvernements se sont contentés de faire le dos rond en misant sur le fait que la crise énergétique se calmerait rapidement. « C’était une erreur de diagnostic », estime Thomas Pellerin-Carlin, qui affirme que la cherté de l’énergie est là pour durer.

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Remplacer des pays infréquentables pour nos approvisionnements par d’autres un peu moins infréquentables est une solution de court terme, tout comme les subventions aux énergies fossiles. Au pied du mur, l’UE doit saisir l’occasion de cette crise pour, au contraire, accélérer la transition énergétique dans un cadre européen plus cohérent. L’erreur originelle a été de limiter celui-ci à sa dimension économique en laissant l’aspect stratégique à la main des Etats membres. La guerre à nos portes montre que les deux sont indissociables. Douze ans après, le texte de Buzek et Delors n’a pas pris une ride.

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