Desmond Shum, author of 'Red Roulette', a controversial book about power and corruption inside China's ruling elite.  *** Local Caption *** great britain UK personalities art authors politics portrait
TOM PILSTON/PANOS-REA

Un homme d’affaires chinois raconte l’art de corrompre au pays des « princes rouges »

Par

Publié hier à 16h50, mis à jour à 15h27

Il est 4 heures du matin, ce 5 septembre 2021, mais Desmond Shum peine à trouver le sommeil. Dans deux jours, l’édition anglaise de son autobiographie doit paraître et révéler la corruption des élites dans son pays, la Chine. Cet ancien milliardaire s’attend au pire. Dans l’appartement londonien où il vit en exil depuis 2015, son téléphone vibre : on lui demande d’appeler son ex-femme, Whitney Duan, qui fut aussi sa partenaire dans les affaires pendant quinze ans. Voilà quatre ans qu’elle n’a pas donné signe de vie. Incrédule, il compose son numéro. Elle répond, indique être en liberté provisoire et tente de le convaincre de renoncer à la publication. Au passage, elle lui transmet les menaces de ceux qui la détiennent, évoquant même le « prix à payer » , dès lors que l’on provoque l’Etat chinois. « Et s’il arrivait quelque chose à Ariston ? », s’inquiète-t-elle au sujet de leur jeune fils.

Ce livre, intitulé La Roulette chinoise. Révélations d’un milliardaire rouge. Argent, pouvoir, corruption et vengeance dans la Chine d’aujourd’hui, paraît en français, mercredi 9 mars, aux éditions Saint-Simon (268 pages, 23 euros). Il offre un aperçu fascinant des liens entre riches entrepreneurs et hauts dirigeants du Parti communiste chinois (PCC), mais aussi des privilèges dont jouissent les « princes rouges », les héritiers des pères fondateurs du PCC. Un témoignage rare dans ce pays toujours plus fermé sur lui-même sous le règne de Xi Jinping, qui avait fait de la lutte contre la corruption sa priorité, à son arrivée au pouvoir, en 2012.

Des parents « rééduqués »

A l’approche de la sortie du livre en France, M. Shum a accordé un entretien vidéo au Monde, dans son appartement londonien, meublé d’un piano à queue et d’élégants canapés de velours rouge. L’occasion, pour ce grand gaillard au visage carré, nez fort et front dégarni, de revenir sur son parcours.

Privilège abonnés
COURS DE GÉOPOLITIQUE AVEC ALAIN FRACHON
Du 11-Septembre à la crise ukrainienne, retour sur 20 ans d’histoire(s) des Etats-Unis.
Bénéficier de 10% de réduction

Il voit le jour à Shanghaï, en 1968, en pleine Révolution culturelle (1966-1976). Ses parents, enseignants, sont envoyés tour à tour à la campagne pour être « rééduqués ». A la première occasion, ils migrent vers Hongkong où vivent des membres de la famille. Le jeune Desmond y passera ses années de collège et de lycée, avant de partir étudier la finance aux Etats-Unis.

De son côté, Whitney Duan, issue d’une famille de petits fonctionnaires, n’a jamais quitté la Chine où elle a travaillé dur pour échapper à son milieu modeste. Son premier poste d’assistante d’un président d’université lui apprend les usages des décideurs du PCC, dont elle est elle-même devenue membre durant ses études. Après un passage dans un gouvernement local, puis chez un promoteur immobilier, propriété de l’armée, elle se lance à son compte en créant une entreprise, Great Ocean. Volontiers touche-à-tout, elle travaille aussi bien dans l’immobilier que dans la vente de serveurs informatiques.

Lire aussiArticle réservé à nos abonnés « Un mode particulier de capitalisme d’Etat a émergé en Chine, dirigé par le Parti communiste »

En 2001, Desmond Shum, jeune cadre de la fusion-acquisition, rencontre cette femme que ses employés présentent comme « Mme la patronne Whitney Duan » : une audacieuse, à la fois intelligente et cultivée, particulièrement sûre d’elle dans un univers très masculin. Habitué à fréquenter avant tout des expatriés, il a l’impression d’accéder enfin au cœur du monde des affaires. Et tant pis si leur liaison n’a rien de passionné. « Son idée de la romance semblait se résumer à faire concorder nos objectifs », écrit-il à propos de son « associée ». A chacun son rôle : lui apportera son expertise financière et son ouverture sur l’Occident ; elle lui ouvrira son carnet d’adresses, et donc les portes de l’élite.

Adoubés par « Tante Zhang »

Avant d’aller plus loin dans cette relation à la fois professionnelle et intime, Desmond doit être adoubé par une amie de Whitney : Zhang Beili, l’épouse de Wen Jiabao qui s’apprête à devenir premier ministre aux côtés du président Hu Jintao, en 2003. En Chine, faire ainsi équipe avec des proches de dirigeants est la garantie du succès.

Une fois ses liens avec « Tante Zhang » connus, le couple reçoit des dizaines d’offres pour participer à des investissements et à des projets immobiliers ou d’infrastructures, dont ils partageront les bénéfices – d’après M. Shum – avec « Tante Zhang ». Ainsi, l’acquisition de 3 % de la compagnie d’assurances Ping An, en 2002, leur rapportera près de un milliard de dollars de bénéfices, lors de l’introduction en Bourse de l’entreprise cinq ans plus tard. Toujours selon M. Shum, les deux tiers de ces gains seront pour les Wen, le reste pour eux.

Lire aussi (en 2012) :Le premier ministre chinois réagit à une enquête sur sa fortune

D’autres projets demandent davantage d’efforts. En 2003, le duo flaire une opportunité avec la rénovation de l’aéroport de Pékin, en amont des Jeux olympiques de 2008. Outre le terminal passagers, les installations de l’activité cargo doivent être agrandies. Problème : des conflits entre les autorités aéroportuaires et celles du district voisin, Shunyi, bloquent tout. Duan et Shum s’activent pour réconcilier les parties en présence et piloter le projet.

Une demi-douzaine de montres à plus de 10 000 euros, c’était « moins un pot-de-vin qu’un signe d’affection de notre part », précise M. Shum

Cette fois, pourtant, leurs connexions ne suffisent pas : pour le mener à bien, M. Shum devra obtenir plus de cent cinquante tampons officiels de différents départements. Là où Whitney s’efforce d’anticiper les moindres désirs de la très exigeante « Tante Zhang », il doit faire le pied de grue devant des bureaux des décideurs. « Elle et moi étions comme aspirés par les caprices des autres, à la manière de ces oiseaux qui nettoient les dents des crocodiles », écrit-il dans son livre. Ses collaborateurs s’emploient à convaincre les détenteurs des précieux tampons, multipliant cadeaux et services… Un employé de Shum accompagne si souvent des fonctionnaires au sauna que sa peau finit par peler.

Shum, gaillard de 1,95 mètre, ancien champion de natation, s’engage corps et âme dans cette entreprise de séduction. Il est capable de descendre une bouteille de moutai, une eau de vie de céréales titrant autour des 50 °, au déjeuner et une autre au dîner en compagnie de responsables locaux. Pour gagner la confiance des chefs de département impliqués dans le projet de l’aéroport, il passe souvent les saluer, histoire de parler de tout et de rien, avant d’aller festoyer dans une salle privée. « A la fin de la soirée, je me retrouvais à tenir la main d’un bureaucrate d’une cinquantaine d’années, à faire des blagues de mauvais goût et à lui donner des tapes dans le dos. » En échange de sa coopération, le chef des douanes de l’aéroport exige pour ses trois cents employés des bureaux de 37 000 mètres carrés, comprenant des terrains de sport, des courts de tennis, un théâtre, des chambres de luxe, une salle des fêtes… Surcoût pour le projet : 50 millions de dollars.

« Tout le monde prenait sa part »

La corruption, plus ou moins assumée, est au cœur du récit de Desmond Shum. Quand il achète une demi-douzaine de montres à plus de 10 000 euros pour faire des cadeaux, il précise : « Ce n’était toutefois que menue monnaie pour ceux qui les acceptaient, et ainsi moins un pot-de-vin qu’un signe d’affection de notre part. » Il est vrai que d’autres cherchaient à monnayer les contacts du couple pour bien plus : le patron du promoteur immobilier Evergrande tente un jour d’obtenir le soutien de Whitney en lui offrant une bague de un million de dollars. Elle refuse.

Lire le portrait :Article réservé à nos abonnés Xu Jiayin, le patron mégalo d’Evergrande qui fait trembler la planète finance

En vendant ses actions de l’assureur Ping An en 2007, le duo intègre la catégorie des super-riches chinois. Alors qu’un ouvrier gagne à peine 1 000 euros par an, Shum en dépense plusieurs milliers chaque soir dans des dîners d’affaires. Sa femme tient à s’acheter une Rolls et offre à son époux une montre suisse à 500 000 euros. Celui-ci, amateur de mode et de voitures de sport, ne renie rien de ce passé. « Le livre vise à refléter la situation en Chine à l’époque, ce que cette classe de personnes faisait, dit-il d’une voix profonde. Je ne ressens pas de culpabilité ni de honte. »

Desmond Shum, à Londres, en 2019.

Malgré l’explosion de la corruption et des inégalités, le Parti ne réagit pas. « Tout le monde prenait sa part, il y avait des fiefs, dans les localités et les différentes administrations, pointe Richard McGregor, correspondant à Pékin du Financial Times, dans les années 2000, et auteur de The Party. The Secret World of China’s Communist Rulers (« le Parti. Le monde secret des dirigeants communistes chinois, 2010, non traduit). La croissance était au sommet. En 2007, elle a atteint 14 % : vous pouvez retirer pas mal de crème au-dessus du gâteau sans que le système s’effondre. Evidemment, quand la croissance ralentit, c’est une autre histoire… »

Liens avec les puissantes montantes

Le succès de l’association du couple avec la famille du premier ministre n’empêche pas Whitney de penser au coup d’après. La voici qui se lie bientôt avec les puissances montantes, comme Sun Zhengcai, secrétaire du PCC d’un district de Pékin, puis ministre et chef de province, vu comme un possible futur dirigeant. Ou Wang Qishan, alors maire de Pékin, bientôt vice-président et bras droit de Xi Jinping dans sa lutte contre la corruption. Desmond Shum lui-même reste souvent à la porte des plus hautes sphères. Ainsi lorsque « Tante Zhang » et Whitney dînent avec Xi Jinping – alors vice-président du pays – et sa femme, en 2008, il n’est pas convié. « Xi était déjà promis à la grandeur, lui et sa femme étaient sur leurs gardes », estime Shum à propos de ce dîner.

Les relations au sein du couple, pragmatiques depuis l’origine, s’effilochent quand les désaccords, privés et professionnels, s’enchaînent. Lui voudrait professionnaliser leur entreprise, répondre à des appels d’offres internationaux, tandis qu’elle, se croyant protégée, continue à cultiver ses guanxi (« contacts ») en Chine. Shum aspire à plus d’indépendance, mais c’est elle qui contrôle les cordons de la bourse. La confiance s’effrite quand il découvre qu’elle consulte des diseurs de bonne aventure et lui a toujours menti sur son âge, pour paraître un peu plus jeune que lui. Ils finissent par s’éloigner, jusqu’à se séparer en 2013.

Lire aussiArticle réservé à nos abonnés « Le livre de Desmond Shum, un témoignage fascinant sur le capitalisme chinois au début du XXIe siècle »

Desmond Shum s’installe ensuite au Royaume-Uni avec Ariston. Quant à Whitney, elle est interdite de quitter le territoire en 2017, probablement poursuivie par la redoutable commission d’inspection de la discipline du Parti. Le 5 septembre de la même année, elle disparaît à Pékin. Durant quatre ans, ses proches n’ont aucune nouvelle. On raconte même qu’elle a été tuée. M. Shum affirme avoir entrepris d’écrire le livre quand leur fils, alors âgé de 7 ans, a commencé à poser des questions sur sa mère. Marqué par le tournant autoritaire de la Chine – en particulier le traitement réservé à sa ville de cœur, Hongkong –, il est allé au bout de son projet de publication sans tenir compte des menaces transmises par son ex-femme. « Pendant quatre ans, on n’a pas eu la moindre nouvelle, on ne savait pas si elle était vivante ou morte. Je ne vois pas comment mon livre pourrait empirer les choses… »

Aujourd’hui, M. Shum s’est fait à l’idée qu’il ne pourrait sans doute jamais retourner en Chine continentale ou à Hongkong. Désormais « investisseur », il passe du temps avec son fils. L’ouvrage aura au moins permis à son ex-épouse de réapparaître, apparemment en liberté surveillée. Elle peut désormais téléphoner à Ariston toutes les deux semaines. Et repenser aux temps des Rolls et des montres suisses.