Guerre en Ukraine : le retour contrarié de la machine de guerre russe

L’offensive militaire menée depuis une semaine en Ukraine serait-elle mal ajustée à la réalité du terrain ? L’armée russe, pourtant reconstruite et modernisée depuis 2008, a montré des lacunes surprenantes dans la première phase de son opération.

Par  et ...

Publié aujourd’hui à 11h00, mis à jour à 11h29 

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Un convoi de militaires séparatistes prorusses dans la région de Louhansk (Ukraine), le 27 février 2022.

Le menaçant convoi militaire russe fonçant sur Kiev le 28 février s’est transformé en un vaste embouteillage. Des véhicules, en panne ou à court d’essence, selon le renseignement américain, ont bloqué la route, stoppant la fulgurante pénétration des troupes terrestres souhaitée par Moscou jusqu’à la capitale ukrainienne.

Nul ne se hasarde à prédire sa défaite, rien ne permet d’annoncer une victoire. Mais l’armée russe serait-elle moins puissante que redouté ? L’offensive militaire menée depuis une semaine par Vladimir Poutine, ce tsar qu’on dit totalement isolé, serait-elle mal ajustée à la réalité du terrain ? De premières avancées sont acquises – la ville de Kherson, 300 000 habitants dans le sud de l’Ukraine, est tombée jeudi 3 mars, tandis que Kharkiv et Marioupol subissent des bombardements aveugles. Mais très peu d’images ont été adressées au public occidental par le Kremlin. Aucune annonce de « victoire » n’a eu lieu, à la différence notable de la communication frénétique déployée lors de l’intervention en Syrie en 2015. Et l’armée russe, pourtant reconstruite et modernisée depuis 2008 par plusieurs plans successifs, a montré des lacunes dans la première phase de son opération, au point de surprendre les observateurs.

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Selon l’agence Tass, qui a retiré ces données de son site presque aussitôt après les avoir publiées, ses pertes matérielles s’élevaient dès les trois premiers jours à 27 avions, 26 hélicoptères, 146 chars, 706 blindés légers… Le porte-parole de l’armée russe, le général Igor Konachenkov, a reconnu des victimes, mercredi : « Malheureusement il y a eu des pertes parmi nos camarades participant à l’opération militaire spéciale [nom officiel des manœuvres d’invasion] : 498 soldats russes ont perdu la vie dans l’exercice de leurs fonctions, et 1 597 de nos camarades ont été blessés. » Un officier supérieur, le colonel Viktor Isaikine, 40 ans, fait partie des tués. La veille, les images d’une réunion du ministre Sergueï Choïgou avec les commandants des forces armées, depuis la war room, étaient diffusées avec un message de réalisme : « Les questions d’accès aux soins médicaux pour le personnel militaire ont été discutées. »

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Un premier point de faiblesse semble être le moral des soldats russes, qui affrontent la galvanisation de leurs cousins d’Ukraine, membres d’une « même nation », selon M. Poutine, mais sur lesquels ils doivent tirer. Réelles ou arrangées par la propagande ukrainienne, des images de très jeunes recrues au regard vide de fatigue, celles d’équipages de chars, cernés d’une foule hostile dans les villes, circulent. En Biélorussie, où stationnaient les unités avant le début de l’offensive, « j’ai vu des troupes qui n’avaient aucune idée du fait qu’elles allaient lancer une telle opération et n’étaient pas du tout préparées, y compris chez les officiers, a relaté Michael Kofman, du Centre for Naval Analysis (CNA) de Washington. Le moral est bas, rien n’est organisé, les soldats ne veulent pas combattre. »

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Malgré les dénégations du ministère de la défense russe, des témoignages de mères de soldats et des documents présentés par la partie ukrainienne montrent que des appelés ont été envoyés combattre. « L’expérience montre que, quand l’efficacité n’est pas là, la vie des soldats sert de variable d’ajustement », a observé, le 28 février, l’analyste indépendant Alexandre Golts, dans une rare interview à la radio Echo de Moscou, fermée depuis. La détermination des Ukrainiens aurait été sous-estimée. Les communiqués de propagande de l’état-major russe sont tombés à plat en assurant, mardi, que dans les localités de Tokmak ou de Vassylivka, « les militaires ukrainiens ont volontairement déposé les armes ».

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Faille de l’intendance

Si la pénétration rapide russe par le nord, via la Biélorussie et Tchernobyl, a surpris, ses ratés s’expliquent par « la présupposition par la hiérarchie russe que la détermination ukrainienne était de façade », écrit la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) à Paris, dans une analyse publiée mercredi. La population et l’armée ukrainienne ont ainsi pu conserver un espace pour harceler les troupes russes. « L’arrogance du plan est apparue dans le mouvement contre la capitale », souligne Lawrence Freedman, professeur émérite d’études de la guerre au King’s College de Londres. Le plan « impliquait de filer en unités régulières jusqu’à la périphérie de la capitale, pour faire la jonction avec des forces spéciales et divers saboteurs déjà présents dans ses enceintes. Ceci a fini en une pagaille opérationnelle ».

La phase suivante, tenir les toutes premières positions acquises, n’a donc pu commencer, retardée par des raisons logistiques, défi majeur pour cette armée du nombre qui a projeté 150 000 soldats et des supplétifs dans l’invasion. « Les problèmes de logistique, notamment de manque de pétrole, ont montré que l’opération avait été planifiée pour durer trois ou quatre jours », a expliqué Alexandre Golts. Au-delà de la question de l’essence, d’autres signaux ont illustré des problèmes d’approvisionnement en nourriture : images de supermarchés pillés par des soldats de Moscou affamés ou de rations militaires périmées prélevées sur des prisonniers par des militaires ukrainiens.

Dans la région de Belgorod, le 27 février 2022.
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Chars extraits des champs par des tracteurs civils, blindés détruits faute de disposer de leur batterie de protection antiaérienne mobile, ou abandonnés en chemin… Dans une des vidéos virales les plus partagées sur les réseaux sociaux occidentaux, autant pour sa charge tragicomique que pour ce qu’elle attesterait des difficultés des premiers jours de combats, on entend des civils ukrainiens moquant une section de tankistes russes bloqués au bord d’une route près de leur blindé. « Les forces russes qui avançaient ont été dispersées, ce qui a créé des problèmes de coordination et a permis des embuscades de convois individuels. Les problèmes de logistique se sont accrus à mesure que les convois de soutien devenaient incapables de suivre les unités avancées », explique M. Freedman.

Tandis que l’intervention russe semble entrer dans une phase nouvelle, les forces armées ukrainiennes ont commencé à tirer parti de cette faiblesse. Elles font désormais état d’opérations de guérilla visant les lignes d’approvisionnement de l’ennemi. Un objectif similaire paraît poursuivi par un très jeune réseau de partisans biélorusses qui vise les intérêts militaires russes dans leur pays transformé en base arrière pour Moscou. Ce groupe, qui est passé à l’action depuis le début de la semaine, cherche par une combinaison d’attaques informatiques et physiques à perturber le réseau ferroviaire du pays. Elles ont déjà permis le ralentissement d’un train d’approvisionnement en nourriture, assurait mardi un responsable de l’opposition biélorusse.

Les adversaires du Kremlin n’ont pas manqué d’insister sur cette faille de l’intendance. Mercredi, le ministère britannique de la défense a insisté dans son communiqué quotidien sur l’importance des « difficultés en matière de logistique ». Il faisait en cela écho aux déclarations similaires provenant de Washington. Une source militaire française indiquait mardi au Monde que l’armée russe risquait d’aller au-devant de « vrais problèmes logistiques » si elle ne parvenait pas à encercler Kiev rapidement, jugeant aussi que le Kremlin avait « sous-estimé ou mal planifié » ses besoins en la matière.

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Echecs de tirs

Les munitions de précision ont-elles manqué par ailleurs ? Certains experts avancent un possible problème de moyens ou de stocks disponibles, après des années d’engagement massif, et coûteux, en Syrie. En dépit de quelque 400 missiles lancés en « ouverture de théâtre » sur les installations militaires ukrainiennes cette semaine, les bases n’ont pas été entièrement neutralisées. « Dès le début, les frappes de missiles n’ont pas eu l’effet escompté, celui de démoraliser l’adversaire », constatait Alexandre Golts. Le Pentagone a fait part d’un nombre « non négligeable » d’échecs de tirs. « L’échec russe à frapper de manière exhaustive les capacités-clés de l’Ukraine est une surprise par rapport à ce qu’on pouvait attendre des opérations et elle a permis de renforcer la défense ukrainienne », souligne un rapport de l’Institut pour l’étude de la guerre, à Washington, cité par Reuters.

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Timothy Wright, de l’International Institute for Strategic Studies, a noté qu’outre les missiles Iskander dont les forces sont largement dotées, les généraux russes ont employé des missiles balistiques de courte portée OTR-21 Tochka (des SS-21 dans la nomenclature de l’OTAN) que l’on pensait retirés du service. Toutefois, cela peut correspondre à un complément nécessaire de dotation ou à une volonté opportuniste de vider des vieux stocks coûteux à entretenir. Reste que les défenses antiaériennes S-300 du pays n’ont pas été anéanties d’emblée. Bien que la base des drones (à Mikolaïev) que l’Ukraine a acquis auprès de la Turquie ait été frappée le premier jour, l’armée de l’air a pu utiliser ses avions pilotés à distance mercredi pour infliger quelques coups aux Russes. Ces derniers assurent cependant avoir récupéré la maîtrise complète du ciel, ce qui est peu contestable.

Les communications et la guerre électronique sont un autre problème. Des échanges par talkie-walkie ou utilisant les réseaux civils peu sécurisés, mais aussi des moyens de brouillage insuffisants ont permis aux Ukrainiens d’agir. Igor Delanoë, de l’Observatoire franco-russe à Moscou, souligne « la négligence de la protection antiaérienne du territoire russe limitrophe des opérations, notamment la région de la base aérienne de Taganrog près de Rostov, la ville ayant été frappée mercredi depuis le territoire ukrainien ».

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Les communications sont longtemps restées un talon d’Achille de l’armée russe, expliquait un expert russe de l’Institut Riddle, Pavel Luzin, début 2020. « Dans le cadre du programme de réarmement lancé en 2011, elle a reçu des dizaines de milliers de lots de matériel de communication », un effort complété par le déploiement de quatre satellites géospatiaux construits à l’aide de composants européens. « Tous ces efforts ont amélioré de façon significative les capacités et la qualité du commandement et des communications des forces, mais ces progrès ont été insuffisants pour garantir un succès dans une guerre moderne », selon lui. Le processus de décision et de commandement, rappelle cet expert, « reste un obstacle ».

Réalité du terrain différente

Des interrogations se font donc également jour quant à la réalité de la modernisation de l’armée lancée par Vladimir Poutine au travers de deux vastes plans, à l’horizon 2020 puis 2027, qui ont donné la priorité à la haute technologie, aux missiles et aux forces navales. Kamil Galeev, du Wilson Center, note ainsi que les réformes structurelles menées par le ministre de la défense, Anatoli Serdioukov, notamment pour faire diminuer la corruption, ont été vite stoppées puis défaites par son successeur, Sergueï Choïgou.

La réalité du terrain ukrainien apparaît différente des multiples exercices grandeur nature – les « Zapad » et les « Vostok » – qui ont depuis 2017 servi de répétition générale à une opération militaire de très haute intensité réussie, à grand renfort de communication du Kremlin. Les observateurs ont noté que l’emploi massif des blindés ces jours derniers n’a pas reposé sur la dernière génération de matériel, mais plutôt sur ceux des années 1980-1990 – des T-72 plutôt que des T-90 pour ce qui est des chars lourds. Même chose pour les forces aériennes, qui ont déployé des avions Sukhoi 25, l’avion d’attaque rapprochée au sol des années 1970, mais pas de Su-24 de guerre électronique ou de Su-34 pour la lutte antinavire.

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En Russie, où le mot « guerre » a été banni des médias, les analystes militaires restent extrêmement discrets sur le déroulement des opérations. Ce mutisme tient à la présentation officielle du conflit, qui passe sous silence les opérations au sol pour n’insister que sur les frappes aériennes et le rôle des « armées du Donbass ». Cependant, les experts indépendants rejoignent la perception de leurs homologues étrangers au terme de la première semaine de combats : celle d’une opération qui s’étire plus que prévu. Sur Internet, les milieux nationalistes russes partagent aussi ce constat, mais sans inquiétude : ils estiment qu’avec l’intensification des bombardements, l’opération ne durera pas plus de quelques semaines.

Les faiblesses et aléas inévitables de ces débuts ne disent en effet rien de l’évolution du conflit. La FRS note que « la montée en puissance d’un dispositif rassemblant, entre autres, les deux tiers des forces opérationnelles de l’armée de terre russe, plus de 500 avions de combat, l’activation en urgence dès l’été 2021 d’un nouveau programme de réserve opérationnelle, témoignent du développement d’options stratégiques dures » en Ukraine. Mais l’armée russe reste mal préparée à la guerre urbaine, rappelait en 2020 Pavel Luzin, en référence à l’expérience syrienne marquée par une brutalité extrême et des crimes de guerre. Les observateurs s’attendent à une montée dans les jours prochains de la violence employée par la partie russe, avec l’utilisation massive de frappes aériennes et d’artillerie lourde sur les grandes villes, Kiev, Kharkiv et Marioupol, livrées à un long et douloureux siège.