Avec la guerre en Ukraine, l’Allemagne est obligée de repenser son modèle économique

Berlin tente de mettre fin en catastrophe à sa dépendance aux énergies fossiles russes, en particulier à son gaz. Il s’agit d’une rupture majeure, qui aura des implications sur de nombreux secteurs.

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Publié aujourd’hui à 05h44, mis à jour à 07h50 

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Manifestation devant le Bundestag à Berlin, le 6 avril, pour demander un embargo allemand sur les hydrocarbures russes.

La guerre en Ukraine est-elle en train de provoquer un tournant dans le modèle économique allemand ? Un signe fort de rupture a en tout cas été donné par le ministre de l’économie Robert Habeck, lundi 4 avril, qui a décidé la quasi-nationalisation de la société Gazprom Germania, filiale allemande du groupe énergétique d’Etat russe, qui organisait la distribution et le stockage du gaz outre-Rhin. Motivée par des raisons de sécurité nationale et d’approvisionnement, cette mise sous tutelle d’une entreprise étrangère privée par l’Etat est inédite. Elle brise un tabou économique majeur et illustre l’adaptation en catastrophe de la première économie européenne au nouvel ordre mondial.

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Pour prendre la mesure de l’évolution en cours, il faut rappeler le choc que constitue l’agression russe contre l’Ukraine pour l’Allemagne. Moscou a ruiné la relation spéciale qui l’unissait encore à Berlin, héritée de l’histoire et entretenue par les échanges, en assumant les conséquences dramatiques sur l’économie de la Russie et sur sa population. Ce scénario, d’une violence inenvisagée par l’Allemagne, la frappe sur son talon d’Achille : l’énergie, qu’elle a largement rendue dépendante des importations de fossiles russes.

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La guerre jette aussi une ombre sur le modèle qui a fait la fortune de l’Allemagne ces vingt dernières années. Depuis la fin des années 1990, la formule gagnante du « made in Germany » consiste à importer à bon prix matières premières, énergie et produits intermédiaires, pour construire et assembler en Allemagne des produits à haute valeur ajoutée, exportés dans le monde avec une forte marge, en particulier vers la Chine. Aucun autre pays de cette taille n’a autant profité de la mondialisation. L’agression russe, qui entraîne avec elle une perte de confiance dans les échanges internationaux, remet en cause les bases intellectuelles, morales et économiques de ce modèle.

« Bilan amer » de la politique russe

Depuis quelques jours, plusieurs grands responsables économiques et politiques de la décennie 2010 reconnaissent leur aveuglement sur Vladimir Poutine. Mercredi 6 avril, l’ancien patron de Siemens Joe Kaeser, qui a rencontré plusieurs fois en tête-à-tête le président russe, a fait acte de contrition. « J’espérais que [les échanges économiques] contribueraient à faire progresser le développement industriel de la Russie. J’ai toujours fait partie de ceux qui croyaient au principe du “changement par le commerce”. Cela a échoué, du moins dans ce cas », a-t-il reconnu. Cette théorie, longtemps soutenue par les milieux d’affaires, défend l’idée que les échanges avec les pays non démocratiques contribuent positivement au changement.

Sur le consulat russe est projeté : « Pas d’argent pour les meurtriers. Arrêtez le commerce du pétrole et du gaz », à Francfort (Allemagne), le 4 avril 2022.

Lundi 4 avril, c’est le président de la République et ancien ministre des affaires étrangères social-démocrate, Frank-Walter Steinmeier, un des plus célèbres soutiens politiques du projet de gazoduc Nord Stream 2, qui a tiré « un bilan amer » de sa politique russe. « Nous sommes restés attachés à des ponts auxquels la Russie elle-même ne croyait pas, et contre lesquels nos partenaires nous avaient mis en garde », a-t-il regretté dans les colonnes du quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung. Sur Vladimir Poutine, il concède : « Comme d’autres, je me suis trompé. »

Le découplage énergétique avec la Russie n’est plus une question de « si », mais de « quand »

Autre voix célèbre : celle de Lars-Hendrik Röller, chef du département de politique économique et financière à la chancellerie entre 2011 et 2021 et ancien sherpa d’Angela Merkel. « Il y avait un consensus de politique intérieure auquel tout le monde a participé : neutralité climatique d’ici 2045, sortie du nucléaire et du charbon – il ne resterait alors que le gaz, du moins tant que les énergies renouvelables ne seraient pas disponibles de manière suffisante », a-t-il déclaré au Handelsblatt le 29 mars, en admettant la faillite de la stratégie gazière. « Que Vladimir Poutine agirait contre les intérêts intrinsèques même de la Russie, je ne l’aurais jamais imaginé. »

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A Berlin, le gouvernement tente de faire face à ce bouleversement majeur. Le découplage énergétique avec la Russie n’est plus une question de « si », mais de « quand ». Le gouvernement a déjà accepté l’embargo européen sur le charbon russe, qui couvre 50 % de la consommation allemande, et dit travailler à des alternatives pour le pétrole et le gaz. Cette dernière source d’énergie est plus difficile à remplacer, car les livraisons russes sont autrement plus importantes. Dans l’industrie, qui consomme un tiers du gaz importé, il sert à la fois de combustible, comme dans le verre et la métallurgie, et de matière première, par exemple pour produire des engrais.

Le refus d’un embargo complet

Fin mars, le ministre de l’économie, Robert Habeck, s’est rendu au Qatar pour négocier un approvisionnement alternatif en gaz. Il a mis son ministère en ordre de bataille pour organiser un possible rationnement et a lancé un plan d’accélération des renouvelables. Mais l’option d’un embargo complet immédiat, âprement discuté depuis des semaines, est toujours rejetée par le ministre, soutenu par l’industrie et les syndicats. Tous redoutent « les conséquences désastreuses [d’un embargo] sur la population et les économies européennes » avec des résultats jugés incertains sur l’évolution du conflit, en raison du soutien de la Chine à la Russie.

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A plus long terme, plusieurs économistes allemands influents comme Veronika Grimm et Achim Truger anticipent un « tournant dans l’économie mondiale ». « Notre pays doit se préparer à un avenir économique différent », écrivent-ils dans une analyse cosignée par trente autres experts, pour le Forum économique, un centre de réflexion économique lié au Parti social démocrate. « Le changement ne concernera pas seulement l’approvisionnement en énergie. Il aura des répercussions sur l’ensemble de l’économie allemande, sur les chaînes logistiques et de sous-traitance existantes, globalement, sur sa compétitivité. » Le modèle allemand, réputé si solide et pourtant si fragile, va être forcé de se réinventer.