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Dans l’Himalaya indien, l’implacable grignotage de l’armée chinoise

Deux ans après les incidents de frontière entre les deux armées rivales sur les hauteurs du Ladakh, Pékin conforte ses positions en prenant des parties de territoire indien

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Publié hier à 18h00, mis à jour hier à 18h00 

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Des camions militaires transportant des fournitures se dirigent vers des zones avancées dans la région du Ladakh, en Inde, le 15 septembre 2020.

Chaque matin, le ciel gronde au-dessus de Leh. La capitale du Ladakh vit au rythme assourdissant des exercices des avions de chasse indiens. Les routes étroites et sinueuses qui sillonnent ce territoire de l’extrême nord de l’Inde, dans l’Himalaya, sont encombrées de files de camions militaires acheminant vivres et matériels au-delà de cols culminant à plus de 5 500 mètres. Le mouvement des troupes est incessant.

C’est dans ce désert glacé, aux confins du Tibet chinois, que se joue depuis deux ans l’un des conflits les plus secrets, d’où les informations filtrent au compte-gouttes. Il oppose les deux géants asiatiques qui partagent près de 3 500 kilomètres de frontières dans l’Himalaya. L’Inde et la Chine se disputent une ligne de démarcation (« line of actual control » (LAC), ou « ligne de contrôle effectif ») non reconnue internationalement, tracée en 1962 après une guerre éclair qui s’était soldée par une débâcle indienne et l’annexion par la Chine d’une grande partie du Ladakh, qu’elle a rebaptisé « Aksai Chin ».

Après des années entre apaisement et transgressions, les hostilités ont brusquement dégénéré au printemps 2020 dans l’est du Ladakh, lorsqu’une poignée de soldats des deux pays se sont affrontés dans un corps-à-corps mortel – le premier depuis un demi-siècle – dans la vallée de Galwan. Bilan humain de ce sanglant 15 juin 2020 : 20 morts et des dizaines de blessés côté indien ; côté chinois, un nombre incertain de victimes. Plus de 60 000 soldats des deux armées sont désormais postés de chaque côté de la ligne de contrôle. L’Inde est sortie affaiblie de l’affaire : elle a désormais deux fronts ouverts dans l’Himalaya, l’un avec le Pakistan et l’autre avec la Chine.

Négociations sans progrès

Dix séries de discussions diplomatiques et seize tours de table militaires ont conduit à un désengagement très limité. « Il y a des lieux de désengagements partiels, mais [faute d’accord entre les deux pays] les Indiens ne peuvent exercer leur droit de patrouille, tels à Gogra, rive nord du lac de Pangong, et la chaîne de Kailash. Et il y a des endroits où aucun désengagement n’a eu lieu et où les Indiens sont bloqués par les forces chinoises : Depsang, Hot Springs, et Demchok », détaille Sushant Singh, du Centre de recherche politique, basé à New Delhi.

Les négociations ne progressent plus car les Chinois refusent de revenir au statu quo d’avant 2020 et s’adonnent à des provocations régulières. Depuis le 25 juin, les avions de combat chinois stationnés dans l’est du Ladakh, ont volé à plusieurs reprises près de la ligne de contrôle effectif, violant la zone d’exclusion aérienne de 10 kilomètres. L’Inde s’est plainte de ces « comportements provocateurs ».

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Plus grave, l’Armée populaire de libération a construit de nombreuses infrastructures, routes, bunkers, miradors, pistes d’avion, casernes. Elle n’a pas hésité, en avril, à commencer la construction de ponts sur le lac Pangong, permettant le passage de chars et d’autres véhicules blindés. Le premier ouvrage mesure 400 mètres de long et 8 mètres de large et sert à transporter les équipements nécessaires à l’édification du second pont, 450 mètres de long et 10 mètres de large, qui traverse le lac et franchit la « ligne », frontière de facto entre les deux pays. Il devrait favoriser un transport rapide des troupes.

Le 20 mai, le ministère des affaires étrangères indien a reconnu la construction du deuxième pont mais a minimisé le grignotage chinois, en le replaçant dans un contexte historique plus large. Son porte-parole, Arindam Bagchi, a ainsi affirmé que le pont empiète sur un territoire illégalement occupé par la Chine « depuis environ soixante ans » – et non depuis mai 2020. « Nous n’avons jamais accepté une telle occupation illégale de notre territoire, pas plus que nous n’avons accepté la revendication injustifiée de la Chine ou de telles activités de construction », a-t-il toutefois précisé.

Le lac Pangong, haut lieu touristique, est stratégique sur le plan militaire : c’est là qu’eurent lieu les premiers affrontements entre les deux armées en mai 2020, un mois avant l’épisode meurtrier de la vallée de Galwan. Profitant de la crise du coronavirus et du confinement de l’Inde, la Chine avait massé ses troupes en de multiples endroits le long de la LAC et empêché les soldats indiens de patrouiller jusqu’à leur ligne de revendication.

« Déni de la gravité du conflit »

Selon le quotidien indien The Telegraph, du 5 août, citant un rapport de la police frontalière indo-tibétaine surveillant la ligne de contrôle, l’armée chinoise s’est également équipée de miradors en béton, surmontés de caméras de vidéosurveillance, au-delà des lignes revendiquées par l’Inde dans les plaines de Depsang et Hot Spring. Les Chinois seraient « retranchés à 18 km à l’intérieur des lignes revendiquées par l’Inde », affirme le quotidien.

« La réalité c’est que les Chinois ont repris plus de 1 000 km2 de territoire revendiqué par l’Inde dans l’est du Ladakh depuis mai 2020, tranche Sushant Singh. L’Inde est incapable d’inverser l’incursion chinoise au Ladakh. » Pour cet ancien officier, New Delhi est confronté à sa plus grave crise militaire depuis la guerre de Kargil, également situé au Ladakh : en 1999, l’Inde s’y était affronté avec le Pakistan. « La timidité du gouvernement Modi face à Pékin est inquiétante et son déni de la gravité du conflit depuis deux ans est encore plus alarmant », dénonce l’expert. Il estime que le premier ministre indien tente à tout prix de préserver sa réputation d’homme fort. Malgré les demandes répétées de l’opposition, le Parlement n’a jamais été tenu informé de l’évolution de la crise transfrontalière.

Les dirigeants américains sont beaucoup plus catégoriques. Lors du dernier dialogue de Shangri-La, organisé en juin par l’Institut international d’études stratégiques, à Singapour, le secrétaire américain à la défense, Lloyd Austin, a affirmé que le gouvernement chinois continue de « durcir sa position » à la frontière indienne. Trois jours auparavant, le général Charles Flynn, qui dirige le commandement de l’armée américaine dans le Pacifique, avait, lors d’une visite en Inde, qualifié d’« alarmantes » les nouvelles infrastructures de l’armée chinoise près de la frontière.

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Pour Happymon Jacob, enseignant à l’université Jawaharlal-Nehfu, au Centre de politique internationale, l’Inde doit tirer urgemment les leçons de la situation à Taïwan : « Formuler des lignes rouges et des positions souveraines de manière non ambiguë », affirme-t-il ; « New Delhi doit souligner, sans ambiguïté la menace de la Chine et les sources de cette menace. Toute absence de clarté sera habilement utilisée par Pékin pour repousser les limites indiennes ». Ensuite, l’Inde doit admettre l’intrusion de l’armée chinoise sur son territoire en 2020, et son occupation le long de la ligne de contrôle depuis lors. En occultant la réalité, l’Inde empêche de désigner la Chine comme l’agresseur et de mobiliser la communauté internationale.