CHRISTELLE ENAULT 

Pourquoi la mondialisation devient un problème après avoir été la solution

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Publié le 06 mai 2022 à 08h00, mis à jour à 11h58

Temps de Lecture 10 min. 

Définissant à l’origine en électronique le fait de séparer deux circuits électriques jusqu’ici connectés, le terme de « découplage » a pris des sens géopolitique et économique. Il a désigné, au gré des sautes d’humeur de l’Alliance atlantique, la possibilité d’une absence de réaction des Etats-Unis à une attaque russe sur l’Europe – par exemple pendant les présidences Nixon ou Trump –, une crainte qui n’est plus d’actualité à l’heure de la guerre en Ukraine. Il renvoie aussi, dans les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), à l’espoir d’une séparation entre croissance économique et croissance des émissions de CO2. Mais, aujourd’hui, le mot decoupling en anglais, et tuo gou en chinois, désigne la tendance à réduire voire supprimer les liens d’interdépendance économique qui unissent les Etats-Unis, et plus largement l’Occident, à la Chine : « Un scénario dans lequel les Etats-Unis et la Chine choisiraient des technologies et des normes commerciales divergentes, et s’appuieraient sur des chaînes d’approvisionnement indépendantes », explique Jeremy Ghez, professeur d’économie et d’affaires internationales à HEC, qui a coordonné sur le sujet une étude conjointe de HEC, de l’American Chamber of Commerce et du cabinet d’avocats DLA Piper (« Economic Decoupling. Our New Reality ? », décembre 2021).

Depuis que l’empire du Milieu est passé du statut d’atelier du monde et de gigantesque marché à celui de rival géostratégique, depuis aussi que la crise du Covid-19 a dessillé les yeux de l’opinion et des dirigeants occidentaux sur notre dépendance aux masques et médicaments made in China, le découplage est devenu une option stratégique, non seulement pour les gouvernements, mais aussi, bon gré mal gré, pour les entreprises.

A tout seigneur tout honneur, il faut bien reconnaître que l’ex-président américain Donald Trump est le premier à avoir réagi au « China shock », à savoir la perte de dizaines de milliers d’emplois industriels et de larges parts de marché pour les entreprises occidentales face à la concurrence chinoise (« The China Shock. Learning from Labor Market Adjustment to Large Changes in Trade », David Autor, David Dorn et Gordon Hanson, National Bureau of Economic Research, Working Paper n° 21906, 2016).

D’où l’escalade, à partir du printemps 2018, des tarifs douaniers appliqués aux importations chinoises, mais aussi l’interdiction de vente de composants technologiques à des entreprises chinoises (comme ZTE, en avril 2018), leur exclusion des marchés nationaux « stratégiques » comme les télécommunications (Huawei, décret présidentiel du 15 mai 2019), et même de la cotation new-yorkaise, faute de transparence sur les comptes ou à cause de la présence à leur tête de membres du Parti communiste (« Holding Foreign Companies Accountable Act », décembre 2020). La présidence Biden a maintenu ces mesures, y ajoutant une dimension idéologique d’hostilité ouverte à un régime « non démocratique ».

Les grandes entreprises chinoises ont reçu l’ordre, et le financement correspondant, de recourir le plus possible à des fournisseurs domestiques

L’Union européenne (UE) a emboîté le pas de Washington, mais de façon moins tranchée, avec la politique dite « d’autonomie stratégique ouverte » (février 2021). L’UE avait déjà durci, en février 2019, ses procédures de contrôle des investissements étrangers dans les actifs stratégiques (technologies, ports) et des exportations de technologies « sensibles ». La suspension, en décembre 2021, de l’accord de libéralisation des investissements signé entre Bruxelles et Pékin un an plus tôt est aussi un signe de ce changement de paradigme.

La Chine, de son côté, s’inquiète. Certes, le 18 janvier, le président Xi Jinping déclarait par la voix de l’agence officielle Xinhua que « les pays du monde doivent poursuivre le véritable multilatéralisme. Nous devons (…) rechercher l’intégration et non le découplage ». Mais, à l’intérieur du pays, de nombreux analystes et commentaires ne sont pas censurés lorsqu’ils prônent… le découplage. Isabelle Feng, juriste au Centre Perelman de philosophie du droit à l’Université libre de Bruxelles, cite par exemple un article de Yu Yongding, directeur de l’Institut d’économie et de politique mondiale à l’Académie chinoise des sciences sociales, paru le 10 février sur le site du thinktank www.aisixiang.com. Il y réaffirme certes l’hostilité officielle de Pékin à l’idée de découplage, mais remarque que les milieux d’affaires américains y sont également hostiles, et en conclut que la Chine doit par conséquent contrer cette stratégie américaine, d’une part, en réduisant la dépendance des industries chinoises aux importations américaines, d’autre part, en accroissant la dépendance des entreprises américaines aux exportations chinoises par une stratégie de « verrouillage » (bodylocking).

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C’est le principe de la « circulation duale » promue depuis 2020 à Pékin. Ce « nouvel équilibre entre sécurité et ouverture », explique François Chimits, économiste au Mercator Institute for China Studies (Merics, Berlin) et au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii, Paris), consiste à donner la priorité au marché domestique, dont « l’immensité doit contrecarrer les éventuelles tactiques de découplage » américaines, comme l’explique un article du Quotidien du peuple du 9 avril 2021. Parallèlement, les grandes entreprises chinoises ont reçu l’ordre, et le financement correspondant, de recourir le plus possible à des fournisseurs domestiques. Une loi sur le contrôle des exportations, passée en 2020, se veut une réponse du berger à la bergère trumpiste.

Mais, comme le remarque François Chimits, la plupart des objectifs intermédiaires du plan China 2025 lancé en 2015 – censé augmenter la part des technologies made in China dans les secteurs d’avenir à 40 % en 2020, puis 70 % en 2025 – n’ont pas été atteints, en particulier dans les semi-conducteurs, la robotique et l’aérien. Bref, la Chine reste encore très dépendante des technologies de pointe occidentales et des investisseurs occidentaux qui financent l’expansion internationale de ses entreprises. Se lancer dans une stratégie de découplage est risqué, malgré les slogans à la gloire de l’innovation technologique made in China, complaisamment repris par les admirateurs occidentaux du « miracle chinois ».

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Il est vrai que ces réorientations stratégiques peuvent paraître des gesticulations politiques, car elles ne trouvent pas encore de traduction dans la réalité macroéconomique : les exportations chinoises aux Etats-Unis se sont accrues de 43 % entre les premiers semestres 2020 et 2021, certes en grande partie du fait de la reprise post-Covid, mais aussi de 27 % par rapport au premier semestre 2019, soit avant la pandémie et en pleine guerre douanière ! Les exportations américaines en Chine ont également augmenté de 50 % entre 2019 et 2021… Les investissements directs chinois (y compris de Hongkong) à l’étranger ont atteint 235 milliards de dollars (222,7 milliards d’euros) en 2020 ; ils ont augmenté de 17 % en Europe en 2021 – mais ont baissé de 39 % aux Etats-Unis. Et les investissements étrangers en Chine ont augmenté de 28,7 % entre les premiers semestres 2020 et 2021 – après avoir baissé de 45 % en 2020 par rapport à 2019, là encore en raison de la pandémie.

Mais, en économie, les idées et les concepts, loin de former une intangible théorie scientifique issue de la modélisation des faits, précèdent généralement les évolutions de la réalité. Comme disait Keynes, une politique économique est bien souvent la mise en œuvre des idées d’un économiste déjà mort…

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C’est donc en fait la vision que les acteurs économiques ont de la mondialisation qui est en train de changer. Et à cet égard, si la pandémie a servi de révélateur, la guerre en Ukraine l’a confirmé : la mondialisation est passée du registre de la solution à celui du problème. « A l’inverse du discours traditionnel sur les gains mutuels et les rapprochements politiques qu’ils favoriseraient, les liens commerciaux et financiers sont aujourd’hui analysés comme des sources de vulnérabilité [pouvant] donner prise à des stratégies inamicales », explique Sébastien Jean, titulaire de la chaire d’économie industrielle du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM).

C’est donc un ensemble de catégories mentales et de principes fondamentaux que dirigeants politiques et économiques sont en train d’abandonner, au grand dam de bien des économistes restés quant à eux convaincus des bienfaits pacificateurs du « doux commerce », dont voici un bref passage en revue.

La mondialisation diminuerait les coûts de main-d’œuvre et donc de production

En fait, la multiplication des sous-traitants et des localisations tout au long de la chaîne de production fragilise l’ensemble : si l’un des maillons, pour cause de catastrophe naturelle, d’accident industriel, de conflit social, de guerre, de sanction, d’embargo… vient à manquer, c’est toute la chaîne qui s’effondre. Juste avant la pandémie, 70 % du commerce international était réalisé, selon l’OCDE, au travers de chaînes de valeur mondialisées. L’étude « Economic Decoupling » suggère aux entreprises multinationales, face à la multiplication des risques, de « doubler » les chaînes d’approvisionnement, voire de les relocaliser dans les pays développés, plus stables. Une tendance déjà à l’œuvre depuis la crise de 2008 puisque, selon la Banque centrale européenne, alors que le volume des importations augmentait à un rythme deux fois supérieur à celui de la croissance mondiale avant cette crise, ce ratio est tombé à 1 pour 1 depuis 2011. El-Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine, observe que « les coûts d’approvisionnement et les coûts salariaux unitaires dans les pays émergents sont partis à la hausse dès le milieu des années 2000. S’y sont ajoutés la hausse des coûts du transport et les problèmes de délais de livraison et de qualité ou de sécurité des produits délocalisés. Les ruptures d’approvisionnement liées au choc du Covid-19 n’ont fait que révéler au grand jour ces risques ». Pour M. Mouhoud, l’augmentation durable des prix des carburants et la probabilité d’une taxation croissante du carbone vont pousser les entreprises à raccourcir encore plus les chaînes de valeur et à favoriser les productions à proximité du consommateur. Bienvenue au circuit court !

La mondialisation ouvrirait les frontières et harmoniserait normes juridiques et politiques

En fait, la corrélation entre ouverture commerciale, libéralisme économique et libéralisme politique est totalement infirmée par le cas chinois : si l’entrée de Pékin à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en 2001, a bien bouleversé le commerce mondial, la dictature communiste s’en est trouvée renforcée, et s’est même lancée dans l’expansion de ses propres normes techniques, juridiques et idéologiques dans les pays partenaires de ses « routes de la soie ». Le droit et les standards techniques, loin d’être des facteurs d’harmonisation, sont devenus des armes de la rivalité entre puissances.

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Le département de la justice américain, on le sait, inflige de lourdes amendes aux entreprises étrangères qui ne respectent pas les embargos et sanctions décrétés par Washington contre ses ennemis, ou qui enfreignent ses lois anticorruption. Mais la loi de sécurité nationale passée par Pékin le 30 juin 2020 interdit, dans son article 38, toute expression de défense de la démocratie à Hongkong non seulement aux ressortissants chinois, en Chine et à l’étranger, mais aussi aux étrangers, qu’il s’agisse de personnes physiques ou morales, en Chine comme hors de Chine, sous peine de poursuites judiciaires. « L’extraterritorialité des lois serait-elle devenue la nouvelle norme ? », s’inquiètent les auteurs du rapport « Economic Decoupling ». L’incertitude juridique croissante sur les affaires internationales oblige là encore les multinationales à cloisonner leurs opérations pour se plier à la conformité de juridictions différentes.

Le meilleur moyen de « garder le contrôle » pour un Etat est de fragmenter l’espace mondial en multipliant les barrières réglementaires et les normes techniques afin, d’une part, d’empêcher la concurrence de se déployer, d’autre part, de promouvoir l’usage de ses propres normes sur la scène internationale. Ce n’est pas un hasard, observe Isabelle Feng, si « sur les quinze agences onusiennes, quatre sont dirigées par des ressortissants chinois : Qu Dongyu à la tête de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) depuis 2019 ; Li Yong à l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (Onudi) depuis 2015 ; Zhao Houlin à l’Union internationale des télécommunications (UIT) depuis 2014 ; et Liu Fang à l’Organisation internationale de l’aviation civile (OACI) depuis 2013 » (« Le multilatéralisme version Pékin »Politique internationale n° 172, 2021). Au sein de ces instances comme au sein de l’ISO (International Organization for Standardization, où sont discutés les standards techniques mondiaux), Chinois et Américains s’affrontent et cherchent des alliés pour étendre le domaine de leurs normes respectives. Au point, redoute Jeremy Ghez, de « créer des espaces techniques distincts dans lesquels les entreprises devront opérer différemment, créant ainsi des entités distinctes consacrées à chacun d’entre eux ».

La mondialisation, facilitée par le numérique, réduirait les « coûts de transaction »

Traitement massif des données, robotisation, algorithmes et e-commerce automatisent et accélèrent les étapes qui vont de la conception d’un produit à la livraison au client final, en passant par le marketing, la production, le transport mais aussi les contrats, les commandes, les paiements, qui circulent à la vitesse de l’électron et suppriment de nombreux et coûteux intermédiaires.

L’espace numérique, longtemps jugé capable d’effacer les frontières, est en réalité tout à fait contrôlable par les Etats et par les entreprises

Mais le déploiement dans l’espace numérique de la criminalité, puis des rivalités géostratégiques, a fait d’Internet le réseau de toutes les vulnérabilités. Entreprises et Etats doivent dépenser des milliards de dollars pour construire des parades techniques, des législations et des systèmes d’assurance. « La technologie, qui avait pu apparaître comme une force de coopération et de convergence entre les grandes puissances, les poussant à se relier par un socle commun d’outils et des standards, nourrit aujourd’hui de nouvelles ambitions politiques d’indépendance et d’autonomie », observe Jeremy Ghez.

Au-delà de leurs effets techniques, les opérations de cyberguerre permettent aussi de saper le moral, la psychologie ou les comportements des citoyens de l’Etat rival. Dans le contexte de lutte pour le soft power, l’Internet mondial, en réalité largement dominé au départ par des entreprises, des contenus et des cadres de pensée américains, s’est fragmenté en Internets régionaux. La Chine a édifié son « Great Firewall », qui interdit aux citoyens chinois d’accéder à un autre Internet que celui contrôlé par le PCC, excluant du marché chinois les applications et services d’Amazon, de Facebook, de Twitter ou d’Uber, au profit de celles d’entreprises chinoises comme Alibaba, WeChat, Tencent ou Didi, prétendument privées mais en réalité contrôlées par le pouvoir. La loi chinoise sur le renseignement national (2017) contraint chaque citoyen ou entité chinois à participer à la collecte de renseignements pour le compte du gouvernement. De l’autre côté, l’interdiction par le président Trump d’utiliser WeChat sur le sol américain (6 août 2020) n’a été contrée qu’in extremis par un juge californien au nom de la « liberté d’expression » (20 septembre 2020).

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La récente interdiction en Russie des activités de Twitter et de Facebook, accusés de relayer les « mensonges » sur la guerre en Ukraine, confirme que l’espace numérique, longtemps jugé capable d’effacer les frontières, est en réalité tout à fait contrôlable non seulement par les Etats, mais aussi par les entreprises qui établissent des monopoles, mondiaux ou régionaux, ou des positions dominantes sur certains de ses segments ou fonctionnalités, comme la publicité (Google), l’e-commerce (Amazon) ou la mobilité (Uber). Internet est devenu, selon les spécialistes de la technologie Jeff John Roberts et Keith Wright, « splinternet », un réseau coupé en rondelles au gré des rapports de force entre entreprises et entre Etats.

Enfin, contrairement à ce que pensent les hérauts du high-tech, le développement de l’intelligence artificielle, de la blockchain, des imprimantes 3D, de l’Internet des objets, bien loin d’accroître les secteurs de la mondialisation, facilite au contraire la relocalisation des chaînes de valeur. En effet, les activités de production et de service qui peuvent être réalisées par des robots et des algorithmes sont facilement localisables dans les pays où se situent leurs marchés, puisqu’il n’est plus nécessaire d’arbitrer entre les différences de coûts de main-d’œuvre…

On peut certes se réjouir de voir les pays développés récupérer ainsi des segments de valeur disparus lors de la phase de mondialisation triomphante. Mais les emplois créés seront moins nombreux et plus qualifiés que ceux perdus antérieurement. Il faudra d’immenses efforts de formation pour bénéficier de la nouvelle distribution des cartes de la mondialisation.