Commentary on Political Economy

Thursday 16 February 2023

 




Guerre en Ukraine : « Pourquoi les usines de munitions d’Europe ne tournent-elles pas à plein régime ? »

Chronique
Sylvie Kauffmann
éditorialiste

Les Etats européens doivent faire parvenir au plus vite les moyens de soutenir l’artillerie ukrainienne, mais leurs stocks sont vides. Un an après le déclenchement de la guerre, le sentiment d’urgence est tardif, estime dans sa chronique Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde ».

Hier à 06h00, mis à jour hier à 20h53.Lecture 3 min.
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Stupeur, lundi 13 février, à la veille d’une réunion des ministres de la défense de l’OTAN. Le secrétaire général de l’Alliance atlantique, Jens Stoltenberg, placide Norvégien peu connu pour ses déclarations tonitruantes, ose devant la presse un aveu qui fait très mal, en pleine guerre en Ukraine : l’Europe est à court de munitions.

La situation est dramatiquement simple. L’armée ukrainienne tire 5 000 à 6 000 obus d’artillerie par jour, les forces russes quatre fois plus. Il faut faire parvenir en Ukraine « des capacités-clés, comme les munitions » avant que la Russie ne prenne le dessus sur le champ de bataille. C’est une course contre la montre, souligne Jens Stoltenberg. Problème : le taux de consommation de munitions par l’Ukraine « est plusieurs fois supérieur à notre taux de production actuel ». « Oui, on a un défi, reconnaît-il. Oui, on a un problème. » Heureusement, « on a une stratégie pour y faire face ». Soulagement ?

Pas vraiment. Car si les citoyens européens peuvent être frappés de stupeur en entendant que leurs armées n’ont pas de stocks de munitions, leurs ministres et leurs militaires, eux, le savent très bien – et depuis longtemps. C’était l’un des secrets les mieux gardés de la défense européenne. Jusqu’au 24 février 2022, où l’on a commencé à se dire qu’on allait peut-être en avoir besoin, puisque la guerre de « haute intensité », livrée par une grande puissance, était de retour sur le continent.

Sous le choc, le général Alfons Mais, chef d’état-major de l’armée allemande, avertissait le jour même d’une phrase terrible qu’il allait lui être très difficile de venir en aide au pays agressé : « La Bundeswehr, l’armée que l’on m’a chargé de commander, est à peu près nue. » Aucun de ses collègues européens n’a eu la même franchise. Personne n’ignorait que l’Allemagne avait tellement négligé ses dépenses de défense que même ses fameux chars étaient incapables de rouler ; c’était donc forcément mieux ailleurs, et notamment en France, première puissance militaire de l’Union européenne.

Trente ans de réduction budgétaire

En réalité, un peu partout en Europe – sauf dans les pays que la géographie et l’histoire avaient rendus très méfiants à l’égard de la Russie – trente ans de réduction des budgets de défense depuis la fin de la guerre froide avaient vidé les casernes, les hangars et les étagères. Grâce aux « dividendes de la paix », l’argent public pouvait être consacré à autre chose. Cette logique, aggravée par la crise financière de 2008, a conduit à sabrer les stocks ; c’était la coupe la plus facile à opérer. En France, pendant la première décennie 2000, les armées « sont passées du stock au flux tendu », relève Léo Péria-Peigné, auteur de l’étude « Stocks militaires : une assurance-vie en haute intensité ? », publiée en décembre 2022 par l’Institut français des relations internationales.

Aujourd’hui, à la lumière de la guerre en Ukraine, le constat est douloureux : « Les militaires européens ont dramatiquement sous-investi dans leurs inventaires, en termes de taille et de technologie », écrit l’expert Camille Grand en janvier dans une note de l’European Council on Foreign Relations. Logiquement, on pouvait imaginer que, face à l’invasion russe de l’Ukraine il y a un an, les dirigeants des pays européens aient amorcé un virage à 180 degrés afin de regarnir leurs étagères. Peut-être pas dès le mois de février, puisqu’un certain nombre d’entre eux pensaient alors que la Russie, avec ses 130 000 hommes et son aviation engagés dans l’opération, ne ferait qu’une bouchée de l’Ukraine. Mais, à tout le moins, lorsqu’ils ont compris que l’Ukraine résistait et que la guerre à leurs portes allait durer.

Le cri d’alarme tardif de Jens Stoltenberg trahit le contraire. Comme est tardif le « sentiment d’urgence » dont on fait part dans les chancelleries à la veille du premier anniversaire du déclenchement de la guerre, face à la stratégie de « masse » de la Russie dont les 130 000 soldats seraient à présent 300 000, en dépit de pertes considérables. La question se pose alors, inévitablement : pourquoi les usines de munitions européennes ne tournent-elles pas à plein régime au bout d’un an de ce conflit dévastateur ?

Rattraper le temps perdu

Jeudi 9 février à Bruxelles, Kaja Kallas, la première ministre d’un petit pays très concerné par la guerre, l’Estonie, qui a déjà donné tous ses stocks à l’Ukraine, a suggéré aux Etats membres de l’UE d’acheter en commun pièces d’artillerie et munitions pour les livrer à Kiev. Mais cette idée n’était-elle pas censée faire son chemin depuis le sommet européen de Versailles, en mars 2022 ? Se renvoyer la balle, selon un procédé éprouvé, du Conseil européen à la Commission et de la Commission au Parlement européen n’est pas digne de l’enjeu.

En mai 2022, le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, et le commissaire chargé du marché intérieur et de l’industrie de la défense, Thierry Breton, exposaient un plan destiné à rattraper le temps perdu et, à court terme, à reconstituer les stocks de munitions, sur la base d’un rapport de l’Agence européenne de défense. « J’espère que les Etats membres vont se réveiller », hasardait Josep Borrell. En juin, le président Emmanuel Macron disait vouloir mettre sur pied une « économie de guerre ». « Il faudra aller plus vite », lançait-il.

Ni le réveil ni l’accélération n’ont été jusqu’ici à la hauteur de l’urgence. Les industriels de l’armement affirment n’attendre que les commandes des Etats. Pris dans ce retournement de l’histoire qui bouleverse leur approche de la sécurité en Europe, les Etats ont leurs lourdeurs. Devant une autre urgence, il y a trois ans, celle d’une pandémie meurtrière qui mettait leurs économies à l’arrêt, ils avaient réussi à relever le défi ensemble, après le chaos initial. A l’époque, le tandem franco-allemand était à la manœuvre. Aujourd’hui, il est à la peine. La pression viendra de l’Est.

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