Commentary on Political Economy

Tuesday 28 March 2023

CHINESE ARE GRUBS THAT MUST BE CRUSHED UNDERFOOT

Shwe Kokko, capitale birmane de la criminalité sur Internet

Par Brice Pedroletti  (Mae Sot (Thaïlande), envoyé spécial)

Publié aujourd’hui à 21h00

Temps deLecture 6 min.


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REPORTAGELa ville frontalière de la Thaïlande regorge de centres d’arnaque en ligne, gérés par des mafias chinoises.


Vue de la rive thaïlandaise de la rivière Moei, avec ses champs de maïs et ses maisons sur pilotis, Shwe Kokko la Birmane n’offre rien de plus au promeneur que l’amalgame disgracieux de villas et de barres d’immeubles flanquées d’un cube de béton géant sans fenêtre autour duquel travaillent mollement quelques ouvriers. Puis, à mesure que le soleil s’abîme dans la brume poisseuse, la ville s’anime. On capte des airs de karaoké, d’immenses écrans s’allument où surgissent des poissons tropicaux et une divinité chinoise de la richesse, porte-bonheur des jeux de hasard.



Vue de la ville de Shwe Kokko, sur la rivière Thaung Yin, à la frontière entre la Thaïlande et la Birmanie, le 1er mars 2023. MAUK KHAM WAH POUR « LE MONDE »

Shwe Kokko est un mini-Las Vegas birman, ville de casinos où les clients venus de Thaïlande étaient transbahutés, avant le Covid-19, sur une barge tirée par un câble. Mais ces points de passages informels n’ont pas rouvert depuis la fin de la pandémie. Peu importe : « l’enfer du jeu » n’est plus qu’une façade. La « smart city » à capitaux chinois dont la construction, au nord de la ville frontalière de Myawaddy, avait alarmé en 2020 le gouvernement birman civil de l’époque, s’est transformée en une Babylone de la criminalité numérique.


Des petites mains de l’arnaque en ligne, sous la coupe de Triades, des organisations mafieuses chinoises, y harponnent des proies dans tous les pays du monde. Approchées sur des sites de rencontres par de faux profils qui leur font miroiter des profits rapides, les victimes sont poussées à investir dans de la cryptomonnaie et d’autres produits financiers. Mais, après quelques opérations fructueuses, leur contact en ligne disparaît avec leur argent.


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Manmeet (nom d’emprunt), un jeune Indien du Pendjab, a travaillé dans ces centres d’arnaque en ligne, mais contre son gré. Il avait cru que l’entretien d’embauche qu’il avait passé à Dubaï concernait un poste dans les technologies de l’information en Thaïlande. Mais, une fois arrivé à Bangkok, à l’été 2022, il a été emmené à Mae Sot, la ville thaïlandaise faisant face à Myawaddy. « Ensuite, on vous fait monter dans une voiture, on confisque votre téléphone et je me suis retrouvé à Shwe Kokko », détaille-t-il dans une lettre envoyée aux autorités indiennes.


Après trois jours de travail, voyant que des collègues n’ayant pas atteint leurs objectifs de profits sont passés à tabac, Manmeet décide de partir. Mais ses patrons lui demandent l’équivalent de 13 000 euros. Empêché de fuir par les Border Guard Forces (BGF), une milice locale d’ethnie karen intégrée à l’armée en 2010, Manmeet finira par racheter sa liberté, grâce à l’aide de sa famille.


Versement de rançons

Les Indiens sont le second groupe de personnes employées dans les centres de fraude – derrière les Chinois, selon les témoignages recueillis par Le Monde. Une trentaine de nationalités ont été répertoriées. A part les miliciens des BGF, l’encadrement est chinois. Praveen, un Indien du Kerala lui aussi recruté à Dubaï, a passé deux mois dans le casino Hengsheng, au sud de Shwe Kokko. Il a voulu démissionner quand on lui a demandé de vendre une fausse application de cryptomonnaie. Puis il a réussi à prévenir l’ambassade indienne en Birmanie, qui a eu la malencontreuse idée de prévenir… son employeur.



Vue du K K Park, l’un des plus grands parcs de casinos soutenus par la Chine sur la rive de la rivière Thaung Yin, en Birmanie, le 1er mars 2023. MAUK KHAM WAH POUR « LE MONDE »

La punition fut terrible : Praveen passa trois jours séquestré, soumis à des chocs électriques. Il affirme aujourd’hui qu’on l’a forcé à nettoyer les toilettes avec la langue. Il a ensuite été conduit auprès d’un grand chef. « C’était un Chinois, d’une quarantaine d’années. Il m’a demandé doucement quel était le problème. J’ai répondu que tout allait bien », raconte-t-il. Quelques jours plus tard, on lui donnera un téléphone portable pour appeler sa famille et obtenir 10 000 dollars (9 200 euros) en échange de la liberté.


Partout dans la région, des panneaux avertissent que les candidats « à des emplois en ligne à la frontière birmane » risquent de « perdre la vie »


Au moins une vingtaine d’Indiens ont été libérés moyennant des rançons payées par leur famille, et réexpédiés côté thaïlandais dans des lieux sécurisés. « Nous les aidons pour les documents s’ils ont besoin d’aide. Surtout, on veut faire comprendre aux autres pays qu’il ne s’agit pas de simples centres d’appels, c’est de la fraude en ligne », explique au Monde Nataporn Boonyakon, directrice de la cellule de prévention du DSI (Department of Special Investigation), le FBI thaïlandais.


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Partout le long de la frontière, des panneaux avertissent en anglais et en thaï que les candidats « à des emplois en ligne à la frontière birmane » risquent de « perdre leur temps, leur avenir, leur argent, leur liberté » et… « la vie ». Un Sino-Malaisien de 23 ans est mort en septembre 2022 dans une clinique de Mae Sot où il avait été déposé mal en point, avec de faux papiers, après avoir disparu dans le monde interlope birman.


Empire de contrebande

L’histoire de la « smart city » de Shwe Kokko débute en 2017. L’investisseur majoritaire, nommé She Lunkai, est un Chinois doté d’un passeport cambodgien. Sa société, Yatai International Holding Group, est enregistrée à Hongkong. Son partenaire local, minoritaire, est le colonel Chit Thu, chef des miliciens BGF de l’Etat Karen, frontalier de Mae Sot. Elle gère un empire de contrebande – grâce aux dizaines de points de passage qu’elle contrôle côté birman sur la rivière Moei – et d’innombrables casinos, officiellement interdits en Birmanie.



Vue de la ville de Shwe Kokko, sur la rivière Thaung Yin, à la frontière entre la Thaïlande et la Birmanie, le 1er mars 2023. MAUK KHAM WAH POUR « LE MONDE »


Vue de la ville de Shwe Kokko, sur la rivière Thaung Yin, à la frontière entre la Thaïlande et la Birmanie, le 1er mars 2023. MAUK KHAM WAH POUR « LE MONDE »

Les promoteurs de Shwe Kokko la présentent comme une future « zone économique spéciale » consacrée aux « industries intelligentes ». Yatai promet 15 milliards de dollars d’investissements. She Lunkai est soutenu par la China Federation of Overseas Chinese Entrepreneurs, une organisation qui rassemble des Chinois d’outre mer « patriotes » – c’est-à-dire loyaux envers le Parti communiste – dont il est un vice-président. En 2019, il est d’ailleurs à Pékin pour signer un accord avec un centre de recherche chinois officiel et est loué pour ses actions charitables. Le projet clé de Shwe Kokko « répond activement à l’initiative des nouvelles routes de la soie », lit-on dans la presse.


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Une autre organisation chinoise, créée elle en 2019 à Rangoun, la China Myanmar Economic Cooperation and Development Promotion Association, assure la promotion de Shwe Kokko. On trouve parmi ses « présidents d’honneur » d’étranges personnages, comme l’« entrepreneur modèle » du Heilongjiang (nord-est de la Chine) Kou Liguo, connu pour ses activités philanthropiques auprès de l’armée chinoise.


Ces organisations sont typiques des entités pilotées en sous-main par le département du « Front uni » du Parti communiste chinois – chargé de coopter des « patriotes » ou « amis de la Chine » à l’étranger et dans la diaspora. « En Asie du Sud-Est, des chefs de triades se positionnent comme intermédiaires locaux pour drainer une partie des investissements chinois dans la zone, et font fructifier par ce biais leurs propres affaires. En retour, ils tendent à se construire une notabilité politique en Chine au nom du Front Uni », explique le chercheur français Emmanuel Jourda, spécialiste des triades. Pékin attend ainsi qu’ils défendent ses intérêts et servent de relais d’influence.


Impunité de la milice frontalière

Mais dans la Birmanie de 2019-2020, alors en pleine transition démocratique, d’autres sons de cloche ont commencé à se faire entendre : l’afflux de milliers de travailleurs chinois à Myawaddy pour construire Shwe Kokko et ouvrir des commerces avait provoqué plusieurs manifestations de résidents locaux en 2019. Ils se plaignaient aussi de l’impunité des BGF et de la manne d’argent sale qu’ils empochaient, tout comme l’armée birmane.



Vue du K K Park, l’un des plus grands parcs de casinos soutenus par la Chine sur la rive de la rivière Thaung Yin, en Birmanie, le 1er mars 2023. MAUK KHAM WAH POUR « LE MONDE »

Des enquêtes furent lancées au niveau local, puis par le gouvernement central en 2020. Interrogée, l’ambassade de Chine à Rangoun concéda dans un communiqué daté d’août 2020 que la « Yatai Smart City » ne faisait pas partie des projets officiels des « nouvelles routes de la soie » (la Belt and Road Initiative).


Tout va changer le 1er février 2021 quand les militaires birmans s’emparent à nouveau du pouvoir et renversent le gouvernement élu de la dirigeante Aung San Suu Kyi : l’armée met alors un terme aux enquêtes. Depuis, la prétendue « smart city » et ses consœurs le long de la Moei ont prospéré. Le chef des BGF, Chit Thu, a consolidé son pouvoir sur la frontière face à la résistance armée que mène la guérilla de l’ethnie karen contre le régime birman. La nouvelle junte soutient le milicien et réciproquement.


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She Lunkai a été arrêté à Bangkok en août 2022 : il est en attente d’extradition vers la Chine. Pour Pékin, ces « réseaux d’affaires de l’ombre » comme les appelle dans un rapport récent Jason Tower, le responsable pour la Birmanie du United States Institute of Peace, un centre de recherche, n’en sont pas moins d’une utilité précieuse au moment où les Etats-Unis donnent des signes de soutien croissant à la résistance birmane. Liés à la nébuleuse d’associations d’initiative chinoises actives en Birmanie et dans la région, ils offrent à la Chine des leviers d’action et des sources d’information dans ces zones grises, éloignées de sa frontière, comme celles qui bordent la rivière Moei.

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