Commentary on Political Economy

Tuesday 7 March 2023

 


Guerre en Ukraine : la Suisse s’éloigne du destin collectif européen

Analyse
Serge Enderlin
Genève, correspondance
Se réfugiant derrière sa neutralité historique, la Confédération helvétique refuse de s’immiscer dans le conflit, au point d’appliquer mollement les sanctions envers les oligarques russes.
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« Masochistes ou simplement égoïstes, les Suisses ? » Pour provocatrice qu’elle soit, la question n’émane pas d’un contempteur du « modèle » démocratique et économique helvétique, mais du patron de l’organe libéral et conservateur le plus influent du pays, le quotidien de Zurich Neue Zürcher Zeitung. Samedi 4 mars, Eric Gujer expliquait à ses lecteurs que, comme tant d’autres, il ne comprend plus l’attentisme du gouvernement et du Parlement de la Confédération, dépositaires d’une lenteur et d’une stabilité historiques en théorie rassurantes, mais désormais perçues au mieux comme de la pleutrerie. En cause, un pays paralysé par sa neutralité.

L’adage populaire veut que la Suisse ne soit pas taillée pour le gros temps. Communication illisible, prises de décisions sans cesse reportées au motif de « consultations en cours », le Conseil fédéral (l’exécutif) s’était déjà illustré dans les premiers mois de la pandémie de Covid-19 par une posture brouillonne qui ne transpirait pas le courage politique. Mais au moins cela ne tranchait pas trop avec l’improvisation générale chez les grands voisins allemand et français, avec qui la Suisse aime à se comparer. Toute différente est la nouvelle réalité imposée par la guerre en Ukraine et les réalignements en chaîne qu’elle provoque dans l’architecture européenne de sécurité.

Arguant de son statut particulier d’Etat neutre (elle n’est pourtant pas seule dans ce cas, la Finlande et la Suède l’étaient avant de demander l’adhésion à l’OTAN), la Suisse peine à se ranger pleinement et sans états d’âme dans le camp occidental face à l’impérialisme russe. Répétée à plusieurs reprises depuis un an, l’interdiction de Berne aux acquéreurs (allemand, danois, espagnol) d’armements helvétiques de les expédier à l’armée ukrainienne suscite de la consternation.

Pour leur défense, les autorités invoquent les « particularismes » du système démocratique suisse, l’importance d’une opinion publique (pourtant légèrement favorable à l’envoi d’armes à l’Ukraine) qui peut censurer le gouvernement grâce au droit de référendum. Il ne serait pas possible de s’adapter, pas possible de trouver une solution législative dans le cas spécifique de l’aide militaire à Kiev. Berne dit aussi que les quelques armes suisses ne changeront pas le cours du conflit.

L’entêtement du gouvernement

Le président de la Confédération en exercice pour 2023 (le poste est rotatif entre les sept membres du Conseil fédéral), le socialiste Alain Berset, explique ainsi être « très préoccupé par le climat guerrier qui règne actuellement un peu partout dans le monde, y compris en Suisse. On a l’impression que certains acteurs, même d’anciens pacifistes, sont comme emportés par l’ivresse de la guerre. (…) Ce n’est pas parce que nous avons eu l’illusion de la stabilité, puis l’illusion d’un changement brutal, que notre pays doit radicalement changer sa manière de fonctionner. Ce n’est pas une raison pour tout jeter par-dessus bord ».

Arrogance ou naïveté ? La première guerre majeure sur sol européen depuis 1945 n’est, en tout cas, pas suffisante pour que la nation alpine sorte de sa torpeur. On l’accuse d’insensibilité, voire de profiter de la guerre en sanctionnant mollement les oligarques russes massivement implantés dans le pays (7,5 milliards de francs suisses [environ autant en euros] confisqués seulement sur 200 milliards déposés, selon une estimation basse). Aucune raison de céder à l’agitation ambiante.

Le fait que le pays en prenne pour son grade à l’extérieur de ses frontières, avec de nombreuses allusions à la collaboration bancaire de la Suisse avec le régime nazi pendant la seconde guerre mondiale, ne semble pas encore en mesure d’infléchir l’entêtement du gouvernement, ni celui du Parlement – les deux se renvoyant la balle. Déjà isolée sur le continent depuis qu’elle a rompu unilatéralement, en mai 2021, les négociations avec l’Union européenne pour refonder le partenariat entre les deux parties, la Confédération helvétique prend le risque de voir le fossé se creuser.

Flexibilité attendue

Tous les Etats auxquels la Suisse se dit liée par une communauté de valeurs considèrent, en effet, l’agression contre l’Ukraine comme une atteinte directe à l’ordre européen, face à laquelle la notion de légitime défense est non seulement justifiée, mais impérative. Leur réaction n’est pas d’entrer en guerre, mais de prendre des mesures indirectes, depuis les sanctions jusqu’aux livraisons d’armes.

Or, aucun partenaire européen de la Suisse ne conteste sa neutralité en tant que telle. On attend plutôt d’elle, et si possible rapidement, de la flexibilité pour qu’elle adapte sa neutralité aux temps nouveaux. Comme le disait récemment la ministre des affaires étrangères allemande, Annalena Baerbock, dans une allusion à peine voilée au voisin helvétique : « A défaut d’une aide à l’Ukraine, on fait le jeu de la Russie qui veut détruire l’ordre mondial. La neutralité n’est plus une option. Etre neutre, c’est prendre le parti de l’agresseur. »

Pendant ce temps, la vie continue au Parlement suisse. Vendredi 3 mars, au Conseil national (chambre basse), deux députés vert et socialiste ont proposé un texte pour rendre impossible le scénario dont a bénéficié l’oligarque Andreï Melnitchenko, résident dans le canton du Tessin jusqu’au début de la guerre. Sous sanctions européennes (et suisses), l’homme a exploité une faille du droit pour confier la gestion de son entreprise, Eurochem, à sa femme. Le ministère de l’économie suisse n’a rien trouvé à y redire, et les députés ont rapidement balayé la proposition de loi.

L’anecdote a valeur de symbole. A appliquer avec indolence les sanctions contre le régime du dictateur du Kremlin, à différer sans cesse l’amendement d’une neutralité inadaptée sous sa forme rigoriste actuelle, Berne s’exclut toujours plus du destin collectif européen. Un jour prochain, cette passivité pourrait bien lui être reprochée comme une complicité.

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