Commentary on Political Economy

Wednesday 15 March 2023

 L’autre front de la guerre russe

GÉOPOLITIQUE|CHRONIQUE

Par Sylvie Kauffmann

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L’augmentation récente du nombre de diplomates à l’ambassade de Russie à Belgrade, passé de 54 à 62 en moins d’un an, a éveillé la curiosité des journalistes de Radio Free Europe, média européen financé par le Congrès américain. Leurs recherches sur le pedigree des nouveaux venus révèlent un intéressant recyclage : au moins trois d’entre eux font partie des dizaines de diplomates russes expulsés de différents pays de l’Union européenne pour espionnage en 2022, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Ce mouvement de personnel peut bien sûr être attribué à une saine gestion des ressources humaines au sein du ministère russe des affaires étrangères. Il s’inscrit surtout dans une logique plus large, orchestrée à un niveau bien supérieur : celle de l’activisme russe dans les Balkans occidentaux – et au-delà – pour contrer l’influence européenne.

La Serbie est à cet égard une plate-forme idéale. Bien que candidate à l’adhésion à l’Union européenne (UE), elle n’applique pas les sanctions contre la Russie. Son président, Aleksandar Vucic, cultive l’ambivalence entre Moscou et Bruxelles, et la puissante Eglise orthodoxe serbe sert de caisse de résonance régionale aux manœuvres politiques du patriarche Kirill à Moscou. Il arrive même que les opérateurs du Kremlin poussent le zèle un peu trop loin : en janvier, le président Vucic a dû protester publiquement contre la diffusion de vidéos par le groupe Wagner visant à recruter des volontaires serbes.

Pendant que les Européens ont les yeux rivés sur le carnage que la guerre lancée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine inflige aux Ukrainiens et, par la même occasion, à ses propres combattants, une autre guerre gagne en intensité. C’est le deuxième front de la guerre russe : la guerre hybride, dont les armes sont la déstabilisation, la désinformation, la manipulation des tensions sociales, le chantage au gaz, les migrants et tout ce qui peut être instrumentalisé pour affaiblir l’UE et la démocratie. Moins meurtrière, très efficace. On aurait tort de croire toute l’énergie du Kremlin concentrée sur les champs de bataille du Donbass.

Une vaste panoplie

En première ligne, on trouve les pays les plus vulnérables, ceux qui ont quitté l’espace soviétique, figurent dans l’orbite impériale de Moscou, n’ont pas encore rejoint ni l’OTAN ni l’UE mais aspirent à le faire. La petite Moldavie, située entre l’Ukraine et la Roumanie et dont une partie du territoire, la Transnistrie, est peuplée de russophones appuyés par 1 500 soldats russes, est la cible quasi constante d’opérations de déstabilisation. Entre la réduction de moitié des livraisons de gaz et les provocations pour aggraver les tensions que ne manque pas de susciter une inflation de 30 %, le Kremlin déploie une vaste panoplie.

Sans identifier de « danger militaire imminent », le ministre moldave de la défense, Anatolie Nosatii, a expliqué à l’AFP, lundi 13 mars, être confronté à une « guerre hybride » qui vise à « renverser le pouvoir » à Chisinau. En février, la présidente moldave, Maia Sandu, avait accusé préemptivement la Russie de préparer un « coup d’Etat » à l’aide de « sabotages, de prises d’otages et d’attaques de bâtiments publics ». Les démentis de Moscou n’ont pas rassuré cette pro-européenne chevronnée, qui a jugé prudent de renforcer son gouvernement en nommant à sa tête le ministre de l’intérieur.

La Moldavie peut compter sur le soutien politique et financier de Bruxelles, qui lui a accordé le statut de candidate à l’UE en même temps qu’à l’Ukraine ; la Géorgie est, elle, dans une situation plus délicate encore. Elle n’a pas obtenu ce statut ; les tensions entre une population favorable aux trois quarts à l’adhésion à l’UE et un gouvernement qui prétend l’être mais freine des quatre fers ont explosé dans le courant de la semaine du 6 mars à propos d’une loi sur les « agents de l’étranger » calquée sur le modèle russe, qui aurait eu pour effet de museler la société civile.

Ici, en dix-huit mois, l’influence russe a réussi, à travers le jeu du parti au pouvoir contrôlé par un oligarque qui a fait fortune en Russie dans les années 1990, Bidzina Ivanichvili, à écarter la Géorgie de sa trajectoire européenne et à saper l’Etat de droit.

L’ex-président Mikheïl Saakachvili, accusé d’abus de pouvoir et ennemi juré de Moscou, est emprisonné dans un état de santé préoccupant. La présidente actuelle, Salomé Zourabichvili, a fini par prendre ses distances avec le gouvernement dont elle dénonçait en février « l’indulgence incompréhensible à l’égard de la Russie » et l’inertie sur le travail à accomplir pour mettre en route les réformes demandées par l’UE. Le gouvernement de Tbilissi riposte aux critiques en reproduisant le récit russe : l’Europe et les Etats-Unis sont accusés tantôt de fomenter un coup d’Etat, tantôt de chercher à entraîner la Géorgie dans une guerre contre la Russie aux côtés de l’Ukraine.

En arrière du front, l’Europe occidentale n’est pas pour autant à l’abri. Le ministre italien de la défense Guido Crosetto est convaincu que la forte augmentation du nombre de migrants traversant la Méditerranée depuis la Libye fait partie de cette guerre hybride ; il affirme y voir la main du groupe Wagner, actif en Afrique. L’Afrique, où Vladimir Poutine pousse ses pions, est elle aussi le théâtre de la grande bataille de la désinformation. La propagande du Kremlin y est d’autant mieux diffusée que les ressources que RT et Spoutnik consacraient à l’Europe jusqu’à leur interdiction en 2022 ont été déviées vers l’Afrique, expliquait lundi le commissaire européen Thierry Breton.

Le sujet figurait au menu du déjeuner qui a réuni à Stockholm, le 8 mars, les ministres de la défense et des affaires étrangères des Vingt-Sept, avec le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg. « Il nous faut un narratif » à opposer à cette offensive, a conclu M. Breton. Une contre-offensive, en quelque sorte. Ce serait bien.

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