Commentary on Political Economy

Tuesday 21 March 2023

 

L’empire d’Evgueni Prigojine, le patron du Groupe Wagner, mis à nu par des hackeurs

L’écosystème bâti par l’homme d’affaires russe a été victime d’attaques informatiques. Ses fichiers centraux piratés dévoilent les entrailles d’une société quasi étatique russe, qui est aussi une monstrueuse entreprise criminelle. 
Par Emmanuel Grynszpan
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L’homme d’affaires russe Evgueni Prigojine, à Moscou, le 4 juillet 2017.
L’homme d’affaires russe Evgueni Prigojine, à Moscou, le 4 juillet 2017. SERGEI ILNITSKY / AP

Il existe en Russie une corporation où travaillent main dans la main des mercenaires criminels de guerre, des juristes, des malfrats armés jusqu’aux dents, des informaticiens chevronnés, des politologues… Ils se comptent par dizaines de milliers ceux qui sont au service d’Evgueni Prigojine, ancien repris de justice devenu « cuistot de Poutine », puis général sans épaulettes de la guerre en Ukraine, à la tête du Groupe Wagner.

Cette corporation mystérieuse a été retournée comme un gant par Dossier.center, un groupe d’enquêteurs financés par l’homme d’affaires et dissident russe Mikhaïl Khodorkovski. Le 18 mars, Dossier.center a publié « La cyber armée de Prigojine », une étude basée sur plus d’un million de documents internes dénichés par un groupe de pirates informatiques anonyme. Des informations apparemment copiées depuis les serveurs des structures d’Evgueni Prigojine au début de l’automne 2022.

Ses principales activités ont été touchées : les documents proviennent de la « fabrique de trolls » de Saint-Pétersbourg, l’Internet Research Agency, mais aussi du Concord Group, la structure mère, ainsi que du Groupe Wagner et d’une galaxie de 400 sociétés, réelles ou fictives, appartenant au multimillionnaire. Vue de l’intérieur, la structure commerciale dévoile une société quasi étatique russe, qui est aussi une monstrueuse entreprise criminelle unique en son genre.

Un interrogatoire obligatoire de deux heures

La principale conclusion à laquelle sont parvenus les enquêteurs est que toutes ses activités sont « organiquement liées » et que les employés qui travaillent dans un recoin de l’empire peuvent être réaffectés très rapidement dans un autre secteur. « Les combattants blessés de Wagner se rétablissent au centre de loisirs de [la ville de] Gelendjik, les fonctionnaires du ministère de la défense reçoivent des cartes de réduction pour l’épicerie de luxe Elisseïevsky, les “trolls” du Lakhta [un quartier de Saint-Pétersbourg] déménagent dans des bâtiments construits par la société de BTP de Prigojine et y font la promotion à l’international du Groupe Wagner. Aujourd’hui, des avocats et des financiers examinent des contrats de concession à Saint-Pétersbourg, et demain à Antananarivo ou à Bangui », résume l’enquête. Cette structure polymorphe et dynamique complique la mise en place de sanctions internationales.

L’étude du personnel et des salaires des spécialistes en informatique montre qu’ils sont employés par différentes sociétés et ballottés d’un projet à l’autre : celui qui hier s’occupait des commandes de meubles pour l’appartement de la fille de Prigojine achète aujourd’hui les billets d’avion pour Téhéran ou le Portugal de Violetta, la mère de Prigojine. Achats réalisés par l’intermédiaire d’une agence de voyages nommée – détail croustillant – Zelenski Corporate Travel Solutions, basée à Moscou. Le lendemain, il organisera les processus de filtration d’un camp de prisonniers ou calculera le nombre de planches nécessaires pour fabriquer les milliers de cercueils attendant les mercenaires tués en Ukraine. En moyenne, ces informaticiens gagnent environ 110 000 roubles par mois, soit 1 327 euros.

Particulièrement sur ses gardes, l’homme d’affaires fait subir à tous les candidats de son groupe tentaculaire un interrogatoire obligatoire de deux heures effectué à l’aide d’un détecteur de mensonges. « Il s’agit d’éliminer tous les candidats ayant un faible pour l’opposition, tous ceux pouvant avoir des contacts avec les médias et les forces de l’ordre, les toxicomanes et les personnes endettées », révèle l’enquêteBien entendu, des questions visent à déterminer l’opinion du candidat sur la guerre en Ukraine. En revanche, le filtrage ne tend pas à éliminer les néonazis, qui semblent pulluler au sein du groupe. Les mots de passe des groupes de travail décryptés par les enquêteurs contiennent très souvent le chiffre 1488, un code de reconnaissance utilisé par les néonazis et suprémacistes blancs.

Une usine à trolls de 400 personnes

Autre paradoxe : le rapport souligne un « étrange déséquilibre » entre la sécurité maximale, la culture du secret dans l’entreprise d’un côté, et, de l’autre, « une indifférence totale envers la sécurité numérique des données : les employés ne reçoivent aucune formation ni d’instructions concernant le cryptage, qui est inexistant ».

D’anciens employés estiment que l’usine à trolls compte actuellement environ 400 personnes, dont plus de 30 s’occupent uniquement de rédiger des commentaires sur les sites Web des médias, et une trentaine d’autres sur YouTube.

Préférant avancer masqué, le groupe Prigojine paie des chaînes Telegram très suivies pour faire passer ses messages sous d’autres signatures, et va jusqu’à commander des articles payés à des quotidiens réputés comme Kommersant. Selon Dossier.center, ce dernier aurait perçu 750 000 roubles (9 000 euros) pour une publication remontant à l’hiver 2021. On apprend aussi dans l’enquête que la fille de l’idéologue ultranationaliste Alexandre Douguine travaillait pour Evgueni Prigojine avant d’être tuée dans un attentat à la bombe en août 2022.

Se gardant de commenter les révélations sur son groupe, pour ne pas les ébruiter davantage, Evgueni Prigojine a préféré fanfaronner, lundi, qu’il allait recruter 30 000 nouveaux combattants contre l’Ukraine d’ici à la mi-mai.

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