Commentary on Political Economy

Wednesday 22 March 2023

 Ukraine : la passion foudroyée de « Da Vinci » et Alina

Le jeune héros national, tombé à Bakhmout, partageait sa vie avec la cheffe du service médical de son bataillon

Rémy Ourdan

REPORTAGEKIEV - envoyé spécial

Ils partageaient tout, une passion amoureuse, la paix et la guerre, une chambre à Kiev, un engagement dans le même bataillon, et un chien, Hugo. A la fin, ils ont surtout partagé la guerre, à laquelle Dmytro Kotsioubaïlo a voué son existence et qui lui a ôté la vie non loin de Bakhmout. Pour Alina Mykhaïlova, la vie s’est arrêtée lorsque Dmytro, son compagnon et son commandant d’unité, a agonisé dans ses bras, fauché par un éclat d’obus. Quelques jours plus tard, le sous-lieutenant Kotsioubaïlo, 27 ans, célèbre en Ukraine sous son nom de guerre, « Da Vinci », a eu droit à des funérailles nationales à Kiev.

Au neuvième jour de deuil, comme le veut la tradition orthodoxe, Alina Mykhaïlova ainsi que la famille et les amis de Dmytro Kotsioubaïlo se sont réunis à l’église Saint-Nicolas, dans le parc du tombeau d’Askold où le jeune officier a été inhumé. Des Kiéviens anonymes viennent fleurir sa tombe. Alina accepte, pour la première fois depuis sa mort, le 7 mars, d’évoquer Dmytro. Assise sur un banc de ce parc historique de Kiev, elle caresse nerveusement les franges de sa khoustka, un foulard traditionnel ukrainien.

« Coup de foudre immédiat »

Alina Mykhaïlova, politologue de profession, élue au conseil municipal de Kiev, et elle-même sous-lieutenant dans l’armée ukrainienne, où elle commande le service médical du 1er bataillon les Loups de Da Vinci de la 67ebrigade mécanisée, raconte l’histoire de deux jeunes Ukrainiens comme tant d’autres, à peine sortis de l’adolescence lorsque la révolution puis la guerre les ont cueillis.

« “Da Vinci”, dit-elle, est parti à la guerre aussitôt après Maïdan », la « révolution de la dignité » de 2014 à laquelle il a participé en tant qu’activiste du mouvement ultranationaliste Secteur droit, et durant laquelle il a choisi son surnom, « Da Vinci ». Un souvenir de ses études artistiques au lycée d’Ivano-Frankivsk et de ses ambitions d’artiste peintre. Lorsque la Russie annexe la Crimée et déclenche la guerre dans le Donbass, il s’engage dans un bataillon de volontaires créé par Secteur droit. Excellent soldat, charismatique, il commande rapidement une section, puis une compagnie.

Alina, elle, rejoint une unité médicale de volontaires dans le Donbass trois ans plus tard. Elle sert en première ligne près d’Avdiïvka, dans les tranchées, lorsqu’elle reçoit l’ordre de rejoindre l’hôpital de Kramatorsk. « J’étais déçue car je préférais être sur le front. » A Kramatorsk, elle rencontre « Da Vinci ». « Le coup de foudre fut immédiat », dit-elle. Le jeune officier prend l’habitude de lui apporter des fleurs, des chocolats. Une romance naît dans les jardins de l’hôpital. Pour elle, c’est à la fois une vie militaire qui commence, puisqu’elle le suivra au sein de son bataillon après l’invasion russe de 2022, et la fin de sa première expérience sur le front. « En six ans ensemble, il ne m’a jamais autorisée à retourner au “point zéro” », la première ligne.

Quelques jours avant que le président russe, Vladimir Poutine, lance, le 24 février 2022, son armée à l’assaut de l’Ukraine, Dmytro appelle Alina : « Viens immédiatement ! Ils vont attaquer. » Il lui demande de prendre « le chien et les médailles ». Elle rejoint les Loups de Da Vinci dans le village de Chtchastia. Un nom qui, en ukrainien, veut dire « bonheur », alors que c’est là qu’a débuté le cauchemar.

Face à l’invasion russe, l’état-major ukrainien intègre de nombreuses unités de volontaires dans les forces armées. Dmytro Kotsioubaïlo, qui fut le premier volontaire décoré du titre de « héros de l’Ukraine », devient alors le plus jeune officier à se voir confier le commandement d’un bataillon. « Il a appelé son bataillon les Loups de Da Vinci car, comme les loups, nous vivions en meute avec ses hommes », raconte Alina.

La jeune femme s’engage cette fois officiellement dans l’armée. Nommée sous-lieutenant, elle commande un service médical de vingt-deux personnes. Elle navigue entre le « point de stabilisation », où les urgentistes reçoivent les blessés du front, et l’arrière, où on les amène dans des hôpitaux de campagne. Le 7 mars, elle entend à la radio qu’il y a « un 300 très grave » – « 300 » étant le nom de code pour les blessés. « J’ai eu l’intuition que c’était Da Vinci. Je me suis effondrée intérieurement. » Puis un appel confirme : « C’est Da Vinci. » Elle le trouve blessé au cou, allongé sur un brancard, inconscient. « L’enfer est entré dans ma vie. J’ai longtemps tenté de le réanimer… »

Zelensky agenouillé

En route vers Kramatorsk, tandis que les docteurs poursuivent leurs efforts pour le ramener à la vie, Alina appelle le général Valeri Zaloujny, le commandant des forces armées, et le bureau du président, Volodymyr Zelensky. « Da Vinci » n’est pas un blessé ordinaire. « A l’hôpital, aucun docteur n’osait venir m’annoncer sa mort, poursuit-elle. Finalement, l’un est sorti de la salle. J’ai vu son visage, et j’ai compris. » Le monde d’Alina s’effondre. « Deux minutes après, le général Zaloujny m’a envoyé un message. Il a écrit “Pardonne-moi”. »

« Da Vinci » a droit, le 10 mars, à d’impressionnantes funérailles à Kiev. Agenouillés devant le cercueil, entourés de milliers de Kiéviens, le président Zelensky, le ministre de la défense, Oleksii Reznikov, le général Zaloujny et des dizaines d’officiers rendent un dernier hommage au jeune combattant. Dans son adresse à la nation, Volodymyr Zelensky évoque « la douleur de perdre nos héros ».

Sur le banc près de l’église Saint-Nicolas, Alina laisse couler ses larmes. Elle n’a que deux projets en tête : retourner dans le Donbass voir les Loups de Da Vinci, pour « être avec eux à un moment où les combats sont rudes, où ils perdent des hommes » ; puis rejoindre le mouvement de ceux qui militent pour que le parc d’Askold devienne un cimetière militaire national dédié aux « héros de l’Ukraine ». « Ensuite, je ne sais pas ce que je vais devenir… murmure-t-elle, le regard perdu. Je suis soldat, mais je me suis engagée dans l’armée pour sauver “Da Vinci” d’une mort certaine et j’ai échoué. »

No comments:

Post a Comment