Commentary on Political Economy

Monday 27 March 2023

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Le « solutionnisme technologique », cette foi en l’innovation qui évite de penser le changement

Si l’expression est récente, l’idée selon laquelle l’innovation technologique serait capable de résoudre les crises sociales ou écologiques est née avec la révolution industrielle. En occultant les causes, elle dépolitise le débat.
Par Claire Legros
Le 22 mars 2023 à 06h00, mis à jour le 22 mars 2023 à 06h00.Lecture 3 min.
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DANIEL SAMBRAUS / GO FREE / PHOTONONSTOP

Histoire d’une notion. Géolocaliser les chasseurs grâce à une application et éviter ainsi les balles perdues quand on se promène en forêt ; capter les émissions carbone à l’aide de ventilateurs géants ; soutenir nos corps fatigués avec des exosquelettes pour travailler plus longtemps… Les propositions ne manquent pas dans l’actualité pour illustrer l’idée selon laquelle l’innovation technologique serait capable de résoudre les problèmes sociaux et écologiques qu’elle a souvent contribué à créer.

La notion de solutionnisme technologique s’est imposée en 2014 dans le débat public, sous la plume du chercheur américain d’origine biélorusse Evgeny Morozov. Dans son ouvrage Pour tout résoudre, cliquez ici (FYP éditions, 2014), l’auteur met en lumière les impensés des projets prométhéens des entrepreneurs californiens du numérique qui ambitionnent de « réparer tous les problèmes de monde », selon les mots de l’ex-dirigeant de Google Eric Schmidt, en 2012. En plaçant l’individu au centre des enjeux, leur optimisme technologique piloté par les lois du marché conduit à occulter les causes sociales et politiques des problèmes, affirme Morozov.

Si l’expression est récente, les travaux d’une nouvelle génération d’historiens des sciences et techniques montrent que la fascination à l’égard de l’innovation technologique est bien antérieure à la création de l’Internet. « Le technosolutionnisme est ancré dans une vision du monde portée par deux siècles de théorie économique selon laquelle le marché et l’innovation pourraient nous permettre de dépasser les limites environnementales », affirme l’historien François Jarrige, auteur d’On arrête (parfois) le progrès. Histoire et décroissance (L’Echappée, 2022).

Dès le XIXe siècle et les débuts de l’industrialisation, alors que les fumées noires des fabriques suscitent les protestations des riverains, ingénieurs et pouvoirs publics rivalisent de promesses techniques de dépollution plutôt que de réduire la production des substances toxiques. « Les fourneaux fumivores, censés avaler les fumées, représentent une des premières formes de technosolutionnisme dans le domaine environnemental », note l’historien.

L’autre nom de l’écomodernisme

Un siècle plus tard, c’est encore l’innovation technologique que mobilisent les constructeurs dans les années 1970 pour répondre à l’explosion de la pollution automobile, en pariant cette fois sur l’amélioration des moteurs et des filtres. Une façon d’éviter de questionner les usages et l’explosion du nombre de véhicules motorisés individuels.

Alors que les indicateurs écologiques sont désormais au rouge et qu’il n’est plus possible d’ignorer les limites planétaires, le projet technosolutionniste continue pourtant de susciter l’enthousiasme de ses partisans. « La technologie ne s’oppose pas à l’écologie, elle en est la clé », se réjouit ainsi l’essayiste transhumaniste Laurent Alexandre, pour qui « la science est aujourd’hui notre seule chance de salut » (Jouissez jeunesse !, Lattes, 2020).

De fait, le technosolutionnisme est l’autre nom de l’écomodernisme, qui prétend résoudre la crise écologique par l’amélioration des modèles de production et l’intensification de la maîtrise humaine des processus naturels. De la fusion nucléaire aux projets de géo-ingénierie – ces techniques inventées pendant la guerre du Vietnam, qui consistent à modifier le fonctionnement du système terrestre pour capter les rayonnements solaires ou faire tomber la pluie –, de nombreuses solutions sont envisagées. En 2015, dix-neuf universitaires et scientifiques affirmaient dans un « manifeste écomoderniste » leur « conviction que le savoir et la technologie, appliqués avec sagesse, pourraient permettre que ce soit un bon, voire un remarquable anthropocène ».

Une forme de climatoscepticisme

Ces promesses négligent pourtant des réalités physiques incontournables, dont l’épuisement des ressources et le temps incompressible du développement technologique, alors même que s’accélèrent les catastrophes écologiques. « Il semble qu’à tout moment, les humains pourront, grâce à la puissance de leurs techniques, effacer leur problématique empreinte de la Terre », souligne le professeur en sciences de l’environnement Nathanaël Wallenhorst dans Qui sauvera la planète ? (Actes Sud, 2022) – alors même que « le système Terre est caractérisé par son inertie ».

L’optimisme technologique ignore aussi l’effet rebond lié au progrès technique, théorisé par l’économiste britannique William Stanley Jevons dès 1865. Sans régulation, une innovation entraîne une augmentation de la consommation. « A chaque fois qu’on a voulu substituer une énergie à une autre, par exemple le pétrole et l’électricité au charbon, elles se sont additionnées », rappelle l’historien François Jarrige.

Le technosolutionnisme appartient aux « mythologies écologiques propagées pour que rien ne change », affirme le géographe Renaud Duterme dans Nos mythologies écologiques (Les Liens qui libèrent, 2022), et peut s’apparenter, de ce fait, à une forme de climatoscepticisme. A quoi bon limiter nos consommations si une rupture technologique va bientôt nous sauver ? Tabler sur les véhicules électriques est un bon moyen de ne pas questionner nos mobilités, comme miser sur les robots et les capteurs agricoles évite d’interroger notre modèle d’agriculture, tout en assurant de nouveaux marchés à l’industrie. En dépolitisant les réponses à apporter aux crises, cette quête sans fin est aussi une façon de contourner le débat démocratique sur la façon de les affronter.

Claire Legros 

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