Commentary on Political Economy

Monday 17 April 2023

 


« Les dirigeants russes et chinois font un usage cynique du thème multipolaire »

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More, dénonce, dans une tribune au « Monde », les limites du concept de « multipolarité » vanté par la diplomatie française, tant cette notion est instrumentalisée par certaines puissances, notamment la Chine et la Russie, afin d’affaiblir l’Occident.

Publié aujourd’hui à 15h00 Temps de Lecture 3 min.

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La guerre d’Ukraine et la destruction par la Russie de l’ordre international sur le continent sont censées avoir dessillé les yeux des dirigeants européens les plus complaisants à l’égard de Vladimir Poutine. Avec un effort de lucidité, le voyage infructueux à Pékin d’Emmanuel Macron devrait enterrer le thème de la paix chinoise. Il reste à s’interroger sur les vertus de la multipolarité.

Dans l’après-guerre froide, les dirigeants français se firent les apôtres de la multipolarité, parée de toutes les vertus. Il s’agissait alors d’une version postmoderne du concert des puissances, supposé avoir assuré une longue paix en Europe. Sur le plan historique, il faudrait y regarder de plus près, mais là n’est pas notre propos.

En prenant appui sur l’Allemagne, la France entendait diriger une improbable « Europe-puissance » pour contrebalancer les Etats-Unis, quitte à s’entendre parfois avec la Russie et la Chine populaire. Ainsi se souvient-on de Jacques Chirac défendant la cause de son homologue russe, contre la Pologne et les Etats baltes, ou encore admonestant Taïwan et proposant de lever l’embargo sur les ventes d’armes à Pékin.

Lire aussi l’éditorial : Taïwan, une question pour l’Europe

Cela devait se faire en conservant les bienfaits de l’Alliance atlantique, indispensable pour contrer une menace massive, ainsi que les étroites relations bilatérales entre Paris et Washington. Les autres Etats européens s’aligneraient sur la France, au prétexte qu’elle est un Etat « doté » (c’est-à-dire qu’il s’agit d’une puissance nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité), et tairaient leurs doutes. On sait ce qu’il est advenu de ce programme, mais il n’est pas sûr que les leçons aient été tirées. Un « instinct pétrifié », comme le disait Emmanuel Macron en novembre 2019 ?

Fausse évidence

Les dirigeants russes et chinois font aussi un large usage du thème multipolaire, avec cynisme et esprit de suite. Il s’agit chez eux d’un mot conducteur, qui renvoie à une polémique, entendue comme une doctrine de combat au service d’un revanchisme guerrier et d’un bouleversement des équilibres mondiaux. L’idée directrice est de mettre un terme final à la séculaire hégémonie occidentale dont les Etats-Unis ont hérité les pouvoirs historiques.

Pour ce faire, la Russie-Eurasie et la Chine populaire ont bien passé une alliance, quand bien même celle-ci ne serait pas formalisée par un texte et une profession de foi civilisationnelle, comparables au traité de l’Atlantique Nord. A cette alliance de fait s’ajoute l’Iran chiite, animé par la même vindicte. Russes, Chinois et Iraniens, à tout le moins ceux qui parlent en leur nom, sont convaincus que leur heure a sonné : le monde devrait basculer vers l’Asie. Dans une telle perspective, Taïwan n’a pas de raison d’être.

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Par ailleurs, ne sous-estimons la capacité de nuisance du régime de Pyongyang, instrumentalisé pour tenter de détruire les alliances américaines en Asie-Pacifique. A moins que la marche de l’Iran vers le nucléaire ne précipite les échéances au Moyen-Orient. Là encore, l’objectif chinois est de détruire les alliances occidentales en « Asie de l’Ouest ».

En vérité, cette « multipolarité » a des allures de fausse évidence. En rien nouvelle, la pluralité des centres de pouvoir ne signifie pas que la structure du monde est multipolaire. Le décompte des Etats indépendants et souverains, capables d’une certaine influence sur le cours des choses, ne saurait tenir lieu d’analyse géopolitique. Celle-ci implique une analyse multiscalaire, c’est-à-dire la distinction des ordres de grandeur et niveaux d’analyse.

A l’échelon mondial, il appert que très peu de puissances sont en mesure d’exercer leur pouvoir de manière décisive. Les Etats-Unis et la Chine populaire, bien entendu. L’Inde, peut-être. L’Union européenne ne constitue pas un acteur géostratégique souverain. Quant à la Russie, elle a surtout démontré son pouvoir de nuisance. Ses dirigeants escomptent une rupture des solidarités atlantiques pour vaincre l’Ukraine et se subordonner l’Europe, ce qui rééquilibrerait leur alliance avec la Chine populaire.

La dialectique des forces

On objectera la marge de manœuvre accrue des pays en développement, des émergents et de certaines puissances régionales, rassemblés sous l’appellation de « Sud global ». Leur « multi-alignement » (un concept employé par l’Inde) ne signifierait-il pas l’avènement d’un monde multipolaire dont il faudrait se réjouir ?

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En rien novatrice, la diplomatie opportuniste de ces pays afro-eurasiatiques et sud-américains ne fait qu’exploiter les possibilités d’un ordre relâché, en espérant bénéficier du meilleur de deux mondes. A l’examen des faits, nombre de ces pays penchent en fait vers la Russie, par anti-occidentalisme. Aussi et surtout, il n’est pas question pour eux de déplaire à la Chine populaire.

La dégradation de la conjoncture géopolitique et l’aggravation des tensions, de l’Europe aux mers de Chine, pourraient réduire comme peau de chagrin la possibilité de jouer sur les deux tableaux. La dialectique des forces, des ambitions et des projets géopolitiques joue plutôt dans le sens d’une nouvelle bipolarité de type Est-Ouest.

Entre le camp occidental et ses alliés d’Asie-Pacifique d’une part, de l’autre un axe sino-russe renforcé par l’Iran et diverses puissances perturbatrices, il sera difficile de pratiquer le « multi-alignement ». L’Inde, peut-être ? Il faudrait pour cela que la Chine populaire relâche sa pression dans l’Indo-Pacifique, plus encore sur les frontières himalayennes. Si tel n’est pas le cas, les dirigeants indiens ne pourront compter sur Moscou pour endiguer l’expansionnisme chinois.

Au demeurant, c’est le propre même d’une situation de conflit, une fois passé un certain seuil de dissociation, d’évoluer vers une configuration bipolaire. Décidément, la vision d’un monde multipolaire équilibré, mesuré et stable s’avère fugitive. Corrélativement se dissipe le fantasme d’un titisme à la française, qui ferait de Paris le tiers pacificateur de la planète. Les démocraties occidentales doivent urgemment se mettre en ligne.

Jean-Sylvestre Mongrenier, professeur agrégé d’histoire-géographie, est directeur de recherche à l’Institut Thomas More, où il étudie notamment les questions de défense.

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