Commentary on Political Economy

Thursday 13 April 2023

 

« La Russie et la Chine communient dans une bataille idéologique anti-occidentale, donc anti-européenne »

Pour en finir avec « l’hégémonie occidentale », Xi le rappelle à Poutine : dans cette entreprise stratégique, la Chine n’a pas de meilleur partenaire que la Russie, explique, dans sa chronique, Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».

Publié aujourd’hui à 04h15, modifié à 10h07  Temps de Lecture 3 min. Read in English

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La scène se passe le mercredi 22 mars à Moscou. Vladimir Poutine prend congé de Xi Jinping. Les deux hommes sont debout, sur le pas d’une porte. Entre eux, l’interprète. A l’issue d’une visite de trois jours en Russie, le président chinois serre la main de son hôte et lui dit : « Des changements géopolitiques sont aujourd’hui à l’œuvre dans le monde, des changements qu’on n’a pas connus depuis cent ans (…), et quand nous travaillons ensemble, nous prenons la tête de ces changements. » Poutine : « Je suis d’accord. » Xi : « Prenez soin de vous, cher ami. »

Traduction : la Chine et la Russie sont en passe de changer l’ordre international, celui que les Etats-Unis, chef de file du monde occidental, ont instauré au lendemain de la seconde guerre mondiale. Les deux présidents partagent l’ambition d’en finir avec ce qu’ils appellent, et ce qu’ils croient être, « l’hégémonie occidentale ». Xi le rappelle à Poutine : dans cette entreprise stratégique, la Chine n’a pas de meilleur partenaire que la Russie.

C’est une entente profonde, une « amitié sans limite », disent-ils, ancrée dans un projet politique commun : faire reculer l’influence de l’Occident sur la scène internationale. On sous-estime trop souvent, à Paris, la force de ce « mariage de raison » idéologique, dit la sinologue Alice Ekman dans un entretien au site Le Grand Continent – parce qu’on ne croit pas, ou pas assez, dans l’idéologie justement.

Un « nouvel ordre »

Les deux hommes partagent beaucoup. L’un et l’autre ont modifié les règles chez eux pour exercer le même métier : président à vie. Ils s’apprécient et le disent. Ils se sont déjà rencontrés des dizaines de fois. Assez pour communier dans quelques fortes convictions. Le temps de la domination occidentale sur le monde prendrait fin, inexorable mouvement de l’histoire, mû par l’émergence de nouvelles puissances. Ce n’est pas qu’affaire de pouvoir militaire ou économique, c’est aussi affaire de valeurs. L’Occident ne ferait plus envie, il ne serait plus source d’imitation. Il est miné par ses contradictions, déstabilisé de l’intérieur, concurrencé à l’extérieur.

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Traditionnellement, Moscou a peur de la Chine, masse conquérante aux marches orientales d’une Russie aujourd’hui vieillissante – la frontière court sur plus de 4 000 kilomètres. Cette appréhension subsiste sans doute. Mais, pour l’heure, le facteur politico-idéologique l’emporte : « La volonté commune de créer ensemble un nouvel ordre mondial constitue la force motrice du rapprochement sino-russe », explique Alice Ekman au Grand Continent.

Ce « nouvel ordre » doit permettre à chaque grande puissance, au nom de sa sécurité, de disposer d’une aire de tutelle exclusive. Ce peut être le Pacifique occidental pour la Chine ; l’ancien dominion impérial ou soviétique pour la Russie. Les pays voisins qui ont le malheur d’être dans cette zone ne bénéficient pas d’une pleine souveraineté – l’Ukraine en fait l’expérience.

Héritage de la guerre froide, les alliances militaro-politiques, comme l’OTAN, doivent être remisées aux poubelles de l’histoire. Interprétée différemment selon les civilisations, la question des droits de l’homme ne peut être invoquée dans les relations entre Etats : elle relève exclusivement des affaires intérieures. L’autocratie politique – encore un choix intérieur – n’est pas moins légitime que la démocratie libérale « à l’occidentale ».

La faute des Occidentaux

« Le Parti communiste chinois se voit dans le même camp que celui de la Russie de Vladimir Poutine », dit encore Alice Ekman, unis dans une vision compatible de l’avenir et dans la désignation d’un ennemi commun.

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A l’instar d’Emmanuel Macron, on peut vouloir que l’Europe échappe à une « logique de blocs ». Mais il faut savoir que les Chinois comme les Russes rangent les Européens dans le « collectif occidental » honni. Moins nocifs peut-être que le chef de file américain, parce que souvent désunis et moins puissants, mais pas moins idéologiquement « hostiles » – donc à combattre, la France comme les autres.

Le chef de l’Etat, dans l’entretien qu’il accorde le 9 avril aux Echos, de retour d’une visite à Pékin, s’étonne que l’on puisse parler d’« une forme de complaisance de la Chine à l’égard de la Russie » au sujet de l’Ukraine.

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Et, en effet, ce n’est pas de « complaisance » qu’il faut parler, mais d’une démonstration de solidarité sans faille de la part de Xi à l’adresse de Poutine. Pas de livraison d’armes, jusqu’à présent, certes, mais pour le reste on défend son « ami » : pas de condamnation chinoise du Kremlin ; détournement des sanctions occidentales ; reprise en copié-collé de la propagande russe la plus grossière – tout est de la faute des Occidentaux.

Membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, la Chine ne parle pas d’invasion et se refuse à évoquer une « guerre » ; ses diplomates empêchent que la Russie soit traitée en paria sur la scène internationale ; le président Volodymyr Zelensky est boycotté… La Chine n’est pas « complaisante », elle est quasi partie prenante. L’« amitié », vous dit-on.

L’Europe et les Etats-Unis sont les principaux marchés extérieurs de la Chine – en 2022, les échanges sino-américains ont battu un record. Il serait farfelu d’imaginer un « découplage » économique. Mais il serait tout aussi farfelu de croire que le « bloc à bloc » de l’époque se réduit à l’affrontement entre la Chine et les Etats-Unis. Moscou et Pékin communient dans une bataille idéologique anti-occidentale – donc anti-européenne. C’est faire insulte à la realpolitik que de l’ignorer.

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