Commentary on Political Economy

Wednesday 17 May 2023

 



Guerre en Ukraine : « L’OTAN ne peut pas se permettre un nouvel échec sur l’adhésion de Kiev »

En 2008, le sommet de l’Alliance atlantique à Bucarest s’était achevé sur un compromis désastreux, laissant l’Ukraine et la Géorgie à la porte. En amont de celui de Vilnius, en juillet, la dynamique s’est inversée entre Américains et Européens, relève dans sa chronique Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde ».

Publié aujourd’hui à 05h30, modifié à 09h53 Temps de Lecture 4 min.

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Dans l’histoire tortueuse des relations entre la Russie de Vladimir Poutine et les pays de l’Alliance atlantique, un épisode apparaît comme un moment-clé : le sommet de l’OTAN à Bucarest, du 2 au 4 avril 2008. Un point de l’ordre du jour, explosif, monopolise l’énergie des dirigeants réunis dans la capitale roumaine : l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie.

Au terme d’une bataille homérique entre George W. Bush, qui est pour, et Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, qui sont contre, un compromis boiteux est trouvé : les deux pays ont vocation à devenir membres de l’OTAN… un jour, que l’on se garde de préciser.

Quinze ans plus tard, le sujet revient sur la table d’un nouveau sommet, à Vilnius les 11 et 12 juillet, dans un contexte dramatiquement différent. Non seulement l’Ukraine et la Géorgie n’ont pas pu intégrer l’OTAN, mais toutes deux ont été envahies par la Russie. La guerre fait rage en Ukraine. Les protagonistes ont changé, sauf Vladimir Poutine, qui est toujours là.

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Le fantôme de Bucarest plane sur le sommet de Vilnius. Inévitablement, la question hante les esprits dans cette région d’Europe : le président russe aurait-il osé envahir l’Ukraine si elle avait été membre de l’OTAN ? Kaja Kallas, la première ministre estonienne, n’hésite pas une seconde : « Conquérir l’Estonie aurait été bien plus facile que d’attaquer l’Ukraine, explique-t-elle dans un entretien au Monde. Si la Russie ne nous a pas attaqués, c’est parce que nous sommes dans l’OTAN. L’adhésion de l’Ukraine est la seule issue. »

Interrogée sur le même sujet le 12 mai, lors de la conférence Lennart Meri à Tallinn, en Estonie, sa collègue lituanienne, Ingrida Simonyte, n’a pas non plus l’ombre d’un doute : « Bucarest a été l’une des plus grandes erreurs de l’histoire de ce siècle », répond-elle. Hors de question de « répéter Bucarest » à Vilnius.

Pas de cadeau pour Bush

Quel est donc ce traumatisme de Bucarest ? En 2008, George W. Bush approche de la fin de son second mandat à la Maison Blanche. Sous son premier mandat, l’OTAN a déjà absorbé avec succès, en 2004, les trois Etats baltes, qui ont fait partie de l’Union soviétique. Les pays du défunt pacte de Varsovie ont aussi rejoint l’Alliance.

Pour Bush, l’intégration dans l’OTAN de l’Ukraine et de la Géorgie, deux ex-républiques soviétiques dont la population manifeste de fortes aspirations démocratiques, est une façon de finir en beauté en complétant son « Freedom agenda ». Pour cela, il faut que le sommet de Bucarest leur accorde le Membership Action Plan (MAP), statut créé en 1999 qui ouvre la procédure d’adhésion. Cette décision ne peut être prise qu’à l’unanimité des Etats membres.

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L’Allemagne et la France, cependant, ont une autre vision pour leur continent. Elles craignent de provoquer Poutine, qui se fait de plus en plus vindicatif sur l’élargissement de l’OTAN ; elles n’ont pas de cadeau à faire à Bush, après le fiasco de l’invasion de l’Irak – à laquelle elles ont refusé de participer, s’attirant les foudres de Washington. La chancelière Merkel et son ministre des affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier, déterminés à s’opposer à la proposition de Bush, sont arrivés à Bucarest parés pour l’offensive. Ils se sont concertés avec le président Sarkozy.


De l’avis de plusieurs témoins, le 3 avril, la bataille est terrible. Les diplomates courent fébrilement en tous sens, des papiers à la main avec des suggestions de nouvelles formulations pour la déclaration du sommet qu’il faut renégocier. Le compromis final réaffirme la politique de « la porte ouverte » – « Aujourd’hui, nous avons décidé que ces deux pays deviendraient membres de l’OTAN » –, mais sans fournir le moindre calendrier. « La porte est ouverte mais vous n’êtes pas invité », ironise-t-on à Kiev.

« On a donné le feu vert à Poutine »

Bucarest a été « a goddamn mess » (un gros bordel), reconnaît aujourd’hui Dan Fried, qui a participé au sommet comme adjoint de la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice. Pour les responsables américains et européens des pays post-communistes, le compromis a permis de sauver une façade d’unité de l’Alliance, mais ses conséquences ont été désastreuses, laissant Poutine imaginer que les Occidentaux n’auraient pas le courage de voler au secours de ces deux pays. « En gardant cette zone grise, on lui a donné le feu vert », disent les Baltes. Quatre mois plus tard, en août 2008, les chars russes entrent en Géorgie, dont la Russie occupe toujours 20 % du territoire. A Paris et à Berlin, on continue de penser que céder à Bush à Bucarest aurait été une erreur.

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Diplomates et responsables des trente et un Etats membres de l’OTAN mènent actuellement d’intenses discussions en amont du sommet de Vilnius pour, précisément, éviter un Bucarest 2.0. Mais comment ? Personne ne revendique une intégration immédiate de l’Ukraine, pays en guerre, qui entraînerait quasi automatiquement l’OTAN dans le conflit au nom de la défense collective d’un allié attaqué. Il faut donc trouver une formule, une feuille de route, un autre MAP, bref, des engagements concrets susceptibles de défendre l’Ukraine et de garantir son ancrage dans l’Alliance, sans déclencher une extension du conflit.

Le paradoxe est que, aujourd’hui, la situation s’est inversée au sein de l’Alliance. En 2023, ce sont les Européens – certains plus que d’autres – qui poussent et les Américains qui freinent. Washington a pris soin de tenir l’OTAN en dehors de la guerre en Ukraine : ce sont les Etats et l’Union européenne – oui, l’Union européenne ! – qui arment Kiev, pas l’OTAN en tant que telle.

La priorité des Etats-Unis reste la Chine ; Joe Biden ne veut surtout pas se trouver embourbé dans une guerre avec la Russie en Europe. Commodément, Berlin et Paris s’abritent derrière les hésitations du puissant allié américain. Ce sont donc les Baltes, les pays nordiques et d’Europe centrale qui poussent le plus. La différence avec 2008, c’est qu’en 2023, leur voix porte. Un autre monde.

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