Commentary on Political Economy

Saturday 9 September 2023


Florence Palpacuer, économiste : « La marchandisation de l’éthique est indispensable au fonctionnement du capitalisme contemporain »

L’économiste Florence Palpacuer estime, dans une tribune au « Monde », que la prolifération des rapports, audits, normes et discours managériaux « responsables » constitue un processus purement fictif.

Publié hier à 13h00, modifié à 10h28 Temps de Lecture 3 min.

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En expulsant 10 millions d’Américains de leur domicile et en faisant trembler l’édifice de l’économie mondiale, la crise financière de 2008 aura sonné le glas d’une conduite managériale orientée vers le profit à court terme. La création de valeur actionnariale, hier encore incontournable pour les entreprises cotées, enseignée comme une évidence dans les écoles de management, a disparu du vocabulaire gestionnaire. Pas une entreprise qui ne s’engage, dans ses discours et ses modes de reddition de comptes, à œuvrer en faveur de ses parties prenantes, dans le souci du bien commun. Pas un investisseur qui ne soit socialement responsable, à commencer par les plus puissants d’entre eux, comme en témoignent les exhortations renouvelées de Larry Fink, PDG de BlackRock, dans sa lettre annuelle aux dirigeants. Nous serions donc entrés dans l’ère de la « responsabilité sociale » des entreprises.

Pourtant, la planète brûle, la pauvreté et la précarité augmentent. Les catastrophes écologiques et les révoltes sociales font désormais partie de notre quotidien. Avons-nous vraiment « sociétalisé » l’économie, au sens où l’entendait l’économiste hongrois Karl Polanyi (1886-1964) dans son ouvrage La Grande Transformation, qui porte, dès sa publication en 1944, une critique majeure de l’économie de marché ?

La sociétalisation de l’économie est fondée, pour Polanyi, sur des principes éthiques de réciprocité et de redistribution. Des principes s’appliquant aux relations humaines et qui peuvent s’étendre à l’ensemble du vivant et de la nature, dans une lecture écologique de son œuvre (« Men and things : Karl Polanyi, primitive accumulation, and their relevance to a radical green political economy », Scott Prudham, Environment and Planning A, n° 45/7, 2013).

C’est en marchandisant, d’une manière qu’il considère comme étant fictive ou artificielle, les éléments vitaux pour la société que sont le travail, la nature et la monnaie que l’économie de marché opère son œuvre destructrice. La civilisation qui s’érige au XIXe siècle est économique dans un sens différent et unique, nous dit Polanyi, du fait qu’elle a choisi de se fonder sur un motif rarement perçu comme valide dans l’histoire des sociétés humaines, et qui n’a certainement jamais été élevé au rang de justification des comportements de la vie quotidienne, à savoir le gain. Ses avertissements quant aux effets dévastateurs de l’emprise du marché sur le social, la nature, et l’économie elle-même, résonnent aujourd’hui de manière prophétique.

Fondements pervertis

Comment comprendre, à l’aune de cette critique polanyienne, le mouvement de sociétalisation évoqué précédemment ? L’omniprésence des démarches de responsabilité sociale des entreprises opère-t-elle un ré-encastrement de l’économie ? La lecture polanyienne ne permet pas de souscrire à cette hypothèse.

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La prolifération des rapports, audits, normes et discours managériaux se réclamant de l’éthique peut être plutôt interprétée comme un processus de marchandisation fictive, destructrice aux plans social, écologique et, in fine, économique, par les dislocations et les crises qu’elle provoque, tout en étant indispensable au fonctionnement de l’économie de marché. La marchandisation de l’éthique est aussi artificielle que celle du travail, qui, pour Polanyi, désigne une activité humaine inhérente à la vie, ou encore celle de la nature. Pas plus que la vie humaine ou l’ensemble du vivant dans la nature, l’éthique ne peut être marchandisée sans que les dimensions fondamentales de son existence soient perverties, dénaturées, et finalement détruites.

De même que la marchandisation du travail, de la nature et de la monnaie était nécessaire au développement des marchés industriels dans l’avènement de la civilisation économique, la marchandisation de l’éthique est indispensable au fonctionnement du capitalisme contemporain. C’est elle qui permet au capitalisme actionnarial, après avoir affiché sans vergogne ses finalités financières en érigeant l’appât du gain à des niveaux de légitimité inédits depuis la crise des années 1920, de se transformer en capitalisme éthique après la grande crise de 2008.

Les pratiques socialement responsables ouvrent désormais les horizons renouvelés de la croissance et la profitabilité. Adossées aux forces coercitives qui défendent le droit de propriété, elles jugulent les mouvements sociaux qui résistent aux processus de marchandisation du monde.

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Pour être sévère, un tel verdict n’est pas aveugle, dans la mesure où c’est la civilisation économique, en tant que processus de marchandisation du vivant, qui est la cible de cette critique polanyienne. Les échanges marchands ne sont pas destructeurs en eux-mêmes, dès lors qu’ils s’inscrivent dans des relations de réciprocité et de redistribution. Mais la sociétalisation de l’économie implique de soumettre véritablement les finalités des entreprises et des investisseurs aux besoins sociétaux et à ceux de la nature. Pour Polanyi, aucune transformation sociale d’envergure ne peut advenir sans que des alliances multiples s’opèrent entre les forces sociales en présence. Les sphères de l’économie, du politique et de la société civile se trouvent donc également convoquées pour répondre à l’enjeu.

Florence Palpacuer est professeure de gestion à Montpellier Management (université de Montpellier).

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