Commentary on Political Economy

Thursday 22 February 2024

 

« Les élites françaises ont assez largement partagé une sensibilité politique russophile »

Moscou, 24 mars 2017. Dans un salon du Kremlin, sourire ravi de groupie un brin intimidée, Marine Le Pen pose avec son grand homme, le président russe. Elle choisit ses mots : « Oui, j’ai de l’admiration pour Vladimir Poutine. » Elle vit ce moment-là comme un couronnement personnel – son brevet de complicité idéologique avec l’idole de la famille ultranationaliste. Pour la patronne de ce qui s’appelle encore le Front national, le président russe est un allié naturel de Paris.

Au printemps 2027, quand viendra en France le temps de l’élection présidentielle, ce sont là des mots et des images dont il faudra se souvenir. La mort d’Alexeï Navalny nous impose un devoir de mémoire, celui, notamment, de se rappeler qu’en 2017, déjà, le régime de Poutine s’affichait pour ce qu’il est : une autocratie vénale vivant de la guerre et une tyrannie sans cesse plus impitoyable à l’intérieur. Navalny a payé cher pour l’avoir dit sur place – d’abord l’empoisonnement, puis l’emprisonnement dans des conditions toujours plus sordides. Enfin, la mort à 47 ans.

La France ne peut pas ne pas entretenir de relations avec la Russie. Le plus grand pays du monde (17,1 millions de kilomètres carrés) sera demain comme hier l’imposant voisin de l’Union européenne. L’histoire nous lie. La Russie est un pays qui compte : puissance nucléaire, riche en hydrocarbures, agriculture de pointe, sous-sol débordant de métaux précieux, elle consacre une part majeure de ses revenus à muscler son armée. Avoir des relations avec ce pays-là est une chose ; dire son « admiration » pour son chef suprême en est une autre.

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Ce qui nous intéresse ici, précisément, ce sont les raisons de la passion de Mme Le Pen pour Vladimir Poutine et ce qu’elles disent de la personnalité politique de la candidate du Rassemblement national (RN). Quel est le cocktail de sentiments qui fait chaud au cœur de Mme Le Pen quand, rougissante de fierté, elle pose aux côtés du maître du Kremlin ?

Complaisance coupable

En disant son « admiration » pour Poutine, est-ce un régime qu’elle embrasse ? Celui de l’« homme fort », de l’ordre policier, de la religion comme instrument d’Etat au service des « valeurs traditionnelles » ? A moins qu’elle ne salue le stratège génial qui, en 2017, a déjà rasé, chez lui, la capitale de la Tchétchénie, et, à l’étranger, une partie des grandes villes de Syrie, s’est emparé d’une portion de la Géorgie et d’un morceau de l’Ukraine ? Dis-moi qui tu « admires »…

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Renégocier un jour avec Poutine sera sans doute une obligation pour les Européens ; vanter ses mérites en France est un choix politique assumé. Etre complet sur le sujet supposerait de citer aussi le chef de file de La France insoumise. Jean-Luc Mélenchon a longtemps vu dans l’homme du Kremlin, non un adversaire mais un « partenaire » pour la France. Partenaire de quoi exactement ?

Mais les positions des partis protestataires français ne sont pas étrangères à une sensibilité politique russophile assez largement partagée dans les élites du pays en général – pas toutes les élites, fort heureusement. Sur cet étrange tropisme, la journaliste Elsa Vidal, qui dirige la rédaction russe de RFI, vient d’écrire un livre passionnant : La Fascination russe (Robert Laffont, 324 pages, 20 euros). Passant en revue les vingt-cinq dernières années, elle décrypte un comportement français qui, vis-à-vis de Moscou, oscille entre complaisance relative, coupable ou irresponsable. A chaque fois, le même point de départ : le refus de voir, consciemment ou non, la réalité du régime poutinien.

Dans la séduction qu’exerce la tyrannie russe sur la France, il y a la nostalgie partagée d’une grandeur passée – impériale ici, coloniale là, dit Elsa Vidal. Le second carburant de la russophilie hexagonale, peut-être le plus puissant, est l’antiaméricanisme – vieille obsession française. Dans l’affaire russe, elle prend la forme du « oui, mais ».

L’ingratitude du Kremlin

La Russie est belliqueuse et impérialiste ? « Oui, mais les Américains font pareil » – et d’opposer l’invasion de l’Irak en 2003 à celle de l’Ukraine en 2022. Autrement dit, les désastres provoqués par les Etats-Unis ouvrent un crédit « désastres » à la Russie, c’est bien naturel. Au cœur de ce « raisonnement » de cour de récréation, on retrouve la bonne vieille tambouille idéologique de l’« équidistance » ou de l’« équivalence » fort prisée à Paris durant la guerre froide.

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