Commentary on Political Economy

Tuesday 16 April 2024

 

« La Turquie pourrait être poussée par la Russie vers un antagonisme politique et militaire avec le reste de l’OTAN »

Historiquement, la livraison de missiles russes S-400 à la Turquie, en 2019, a représenté un double gain stratégique pour Moscou. D’une part, la présence de ces missiles a exclu de fait toute livraison ultérieure de missiles Patriot américains ou SAMP/T franco-italiens. D’autre part, l’éventualité d’une activation des missiles russes a conduit Washington, en 2020, à prendre des sanctions envers la Turquie – une annulation de la commande turque de 120 chasseurs furtifs Lockheed Martin F-35 et F-35B, et une exclusion de l’industrie turque de la production du F-35.

Vu de Moscou, le bilan est positif : l’interface sud entre la Russie et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) a été « nettoyée » de deux des systèmes aériens les plus avancés qui auraient dû logiquement équiper l’armée de l’air turque.

Ce développement des relations militaires entre Ankara et Moscou a introduit un doute sur la fiabilité d’un membre de l’OTAN qui a longtemps constitué le bastion de l’Alliance atlantique au sud-est de l’Europe. Ankara explique que l’effondrement de l’Union soviétique a changé la donne, mais la Turquie tient, pour autant, à garder son rôle dans l’OTAN. Par ailleurs, elle poursuit activement un objectif d’autonomie stratégique et d’exportation en matière d’armements.

Depuis février 2022, ce doute s’est renforcé avec le refus turc de se joindre aux sanctions envers la Russie et le développement considérable des relations énergétiques et financières avec Moscou (gaz à prix réduit payable en roubles, avance sur les redevances liées à la centrale électrique nucléaire d’Akkuyu). Ces éléments ont joué un rôle dans l’élection présidentielle russe de mars : les transactions pétrolières ont permis à la Russie de contourner certaines sanctions occidentales.

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La guerre russe en Ukraine pourrait s’aggraver considérablement et de nouveaux points chauds pourraient concerner la Turquie du fait de leur proximité géographique. C’est le cas, par exemple, de la nécessité d’une protection renforcée des cargos civils utilisés pour les exportations et importations ukrainiennes ou d’une éventuelle fragilisation de la Moldavie par la Russie. Dès lors, l’ambiguïté stratégique de la Turquie serait plus visible : elle devrait soit s’associer clairement aux opérations de l’OTAN en Europe de l’Est, soit s’en abstenir ouvertement.

Nombreux moyens de pression

L’attitude de la Russie envers la Turquie sera scrutée avec attention. Comme cela a été le cas depuis 2019, Moscou pourrait continuer à pousser Ankara vers un antagonisme politique et militaire pérenne avec le reste de l’OTAN, en conjonction avec une Hongrie soucieuse de se démarquer du reste de l’Union européenne. Les moyens de pression de Moscou sur Ankara sont nombreux : fourniture de gaz (prix, volumes, transit rémunérateur vers l’Europe du Sud-Est), transformation du pétrole brut, offres nouvelles de matériel militaire, opposition à la coopération turco-ukrainienne en matière d’aéronautique militaire, acceptation ou refus des offres de médiation du président Recep Tayyip Erdogan, autorisation ou non d’opérations turques contre les forces kurdes du nord de la Syrie.

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Dans un contexte d’aggravation de la guerre, la Turquie pourrait ainsi se trouver écartelée entre une pression russe multiforme et une solidarité attendue par les autres pays de l’OTAN, d’autant que la sécurité de l’Europe et l’aide à l’Ukraine seront au centre des discussions lors du sommet de l’Alliance atlantique, à Washington, en juillet.

Le positionnement politique du président Erdogan sera influencé par les élections locales du 31 mars. Sans toucher à ses prérogatives au niveau national et international, ce scrutin qui lui a infligé un revers majeur a ouvert une brèche dans son image de leader incontesté. Cette perte de légitimité populaire a deux conséquences.

La première est une réévaluation des options de politique interne au vu du rejet spectaculaire des choix du président Erdogan (contrôle de la justice, des médias et de la société civile, promotion d’une jeunesse pieuse). La manifestation de l’aspiration démocratique d’une majorité de Turcs comporte le risque d’engendrer plus d’autoritarisme, mais certains espèrent une réhabilitation de l’Etat de droit en cohérence avec le traité de l’Atlantique Nord.

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La seconde est une affirmation de son statut de puissance incontournable sur la scène internationale : nombreux entretiens, depuis le 31 mars, avec des leaders amis ; conditions mises à la nomination de Mark Rutte [le premier ministre néerlandais] comme secrétaire général de l’OTAN ; accent mis, lors de la réunion ministérielle de l’OTAN les 3 et 4 avril, sur la lutte contre le terrorisme visant le PKK, mais aussi le mouvement Gülen [créé par le prédicateur et opposant turc Fethullah Gülen] ; visite à Washington le 9 mai. Ce jeu diplomatique n’est pas nouveau, mais le soudain affaiblissement politique du président le complique.

Capacité à ajuster certaines politiques

Sur le plan militaire, une démultiplication des opérations actuelles des forces turques contre le PKK en Irak est attendue, accompagnée d’un contrôle renforcé dans le nord de la Syrie et d’une demande pressante envers Washington d’abandonner l’appui aux milices kurdes syriennes dans leur lutte contre l’organisation Etat islamique. Un âpre marchandage s’annonce entre Ankara et Washington, compliqué par l’escalade entre l’Iran et Israël, qui place la Turquie dans une position très inconfortable.

A l’inverse, dans d’autres domaines, la Turquie a fait preuve, depuis dix mois, d’une réelle capacité à ajuster certaines politiques : fin de vingt mois de blocage de l’adhésion de la Suède à l’OTAN ; abandon de la baisse obstinée des taux d’intérêt en vue de lutter contre l’inflation, ouvrant la voie à d’autres modifications de politique économique.

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La suite relève de la spéculation. Un scénario récemment évoqué pourrait comporter la mise au rebut des missiles S-400 et le retour de l’industrie turque dans le programme F-35. Un autre, plus ténu, amorcerait un retour à une qualité d’Etat de droit qui mette la Turquie en harmonie avec ses partenaires atlantiques et la débarrasse des cas les plus flagrants de non-respect des droits humains, redonnant ainsi confiance aux milieux économiques occidentaux porteurs d’investissement et de technologie. De tels ajustements pacifieraient et renforceraient les liens indispensables entre Ankara et le monde occidental. Turquie et Europe verraient leur sécurité consolidée.

Marc Pierini est ancien ambassadeur de l’Union européenne en Turquie, « senior fellow » auprès de Carnegie Europe.

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