Commentary on Political Economy

Thursday 6 July 2023

 Entre UE et Etats-Unis, les deux piliers de l’OTAN, l’écart de puissance se creuse aux dépens des Européens »

La défense européenne n’a pas les moyens de son autonomie stratégique, analyse Alain Frachon, éditorialiste au « Monde », dans sa chronique. Il constate que, depuis le début de la guerre en Ukraine, c’est systématiquement Washington qui donne le « la ».

Publié aujourd’hui à 06h00, modifié à 09h05 Temps de Lecture 3 min.

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Quand ils se réuniront avec les Etats-Unis pour le sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), à Vilnius, en Lituanie, les 11 et 12 juillet, les alliés européens seront en situation de vassaux – plus dominés que jamais par les Américains. Entre les deux piliers de l’Alliance atlantique, l’écart de puissance se creuse. Aux dépens des Européens et dans tous les domaines.

Du moins est-ce la conclusion d’une étude comparative menée par deux chercheurs du Conseil européen pour les relations internationales (European Council on Foreign Relations ; ECFR) : « The Art of Vassalisation » (avril 2023). Jana Puglierin et Jeremy Shapiro font les comptes. Ils dressent un état des lieux. La guerre en Ukraine a révélé une situation de plus en plus déséquilibrée entre les deux blocs de l’Alliance atlantique. L’affaire dépasse la seule question de leur contribution au budget de l’OTAN.

Ce n’est pas que l’Union européenne (UE) a manqué à ses devoirs face à l’agression russe. Les Vingt-Sept acheminent une aide civile et militaire importante, ils apportent à Kiev une assistance multiforme, ils accueillent des réfugiés, ils sanctionnent Moscou et ont, notamment, pris la décision, aussi stratégique que radicale, d’un embargo sur les importations de gaz et de pétrole russes. Leur soutien politique est fort, leurs représentants se pressent à Kiev. Enfin, les Européens viennent de décider d’inscrire dans la durée la relation ainsi développée avec l’Ukraine – pays ayant vocation à entrer dans l’UE.

Mais, à ce jour, tout au long de cette tragédie, les Etats-Unis ont donné le « la ». Ils ont été les premiers à annoncer que Vladimir Poutine allait faire la guerre. Ils ont, à chaque étape, fixé le niveau des armements qui pouvaient être livrés à l’Ukraine. Ils apportent sur le champ de bataille, en temps réel, les informations dont les défenseurs ukrainiens ont besoin. La crise se déroule comme du temps de la guerre froide. Elle est gérée, dans ses grandes lignes, sous leadership américain. Parce que les Européens n’ont toujours pas développé les instruments d’un début d’autonomie stratégique ?

Moins de richesses

Puglierin et Shapiro rappellent le psychodrame auquel a donné lieu la décision de Berlin de livrer des chars Leopard 2 à Kiev. Le chancelier allemand, Olaf Scholz, ne voulait pas « y aller seul ». Il n’enverrait pas de Leopard 2 sur le front ukrainien tant qu’ils ne seraient pas accompagnés de chars américains. C’était une manière de protection, on attendait le feu vert des Etats-Unis. Il est venu sous forme d’une trentaine de chars lourds Abrams.

Puglierin et Shapiro s’interrogent. Pourquoi fallait-il l’imprimatur de Washington ? Pourquoi la plus grande puissance économique d’Europe avait-elle besoin de souscrire une police d’assurance aux Etats-Unis ? Pourquoi fallait-il, dans une crise sur le territoire de l’Europe, que la plus grosse assistance militaire à Kiev vienne de Washington ? Parce que le pilier européen de l’OTAN, en somme la défense européenne, n’a pas les moyens de son autonomie stratégique.

Cette situation entraîne ou pérennise, dit l’étude de l’ECFR, une « vassalisation » de l’Europe, laquelle a de nombreuses causes. La première est d’ordre économique. L’Amérique a pris les devants. Ces dernières années, l’économie européenne, mesurée à l’aune de son produit intérieur brut (PIB), crée moins de richesses que sa voisine d’outre-Atlantique. En 2008, l’économie de l’UE dépassait celle des Etats-Unis : 16 000 milliards de dollars contre moins de 15 000 milliards outre-Atlantique. En 2022, le PIB américain s’élevait à 25 000 milliards de dollars, ceux des Vingt-Sept et du Royaume-Uni cumulés atteignait 19 800 milliards…

On attend toujours un géant technologique européen. En tant que monnaie de réserve comme dans les transactions dans les échanges internationaux, l’euro recule par rapport au dollar. Comparé à celui des Etats-Unis, le budget de la défense européen – ceux des Vingt-Sept cumulés, plus celui de Londres – est en perte de vitesse. De 2008 à 2021, l’Amérique a vu ses dépenses de défense annuelles passer de 685 à 801 milliards de dollars ; sur la même période, celles des Vingt-Huit (UE plus Royaume-Uni) ont progressé de 303 à 325 milliards.

La « tentation de l’étagère »

Conclusion ? L’Europe est distancée dans tous les compartiments de la puissance stratégique (économie, technologie, défense). Cette situation existe depuis 1945. Mais le creusement de l’écart va à l’encontre de la volonté affichée d’une plus grande autonomie stratégique européenne.

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Pour mettre en œuvre des politiques communes – celles qui renforceraient le pilier européen de l’Alliance –, les Vingt-Sept font face aux difficultés inhérentes à la structure de l’Union. Les obstacles sont particulièrement élevés dans le domaine de la défense. Au sein de l’UE, les sensibilités stratégiques sont différentes. Les projets communs en matière d’armement prennent du temps : équilibre à trouver avec les industries de défense nationales ; processus de décision compliqués. La « tentation de l’étagère » est fréquente qui, dans l’urgence, conduit à se fournir, plus vite et parfois à meilleur marché, hors de l’UE, en particulier auprès des Etats-Unis. En témoignent les différends actuels sur les projets de défense antiaérienne de l’Europe.

Les Etats-Unis jouent une partie compliquée. Ils claironnent régulièrement leur désir de voir le pilier européen de l’Alliance se muscler davantage. Mais leur industrie de la défense est plus présente que jamais en Europe, concurrençant les rares projets communs des Européens. Pas de cadeau. Demain, quand la guerre prendra fin en Ukraine, l’Amérique retournera à ses priorités stratégiques – en Asie. Cela rend d’autant plus indispensable le difficile combat pour une plus grande autonomie stratégique du Vieux Continent.

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