Commentary on Political Economy

Friday 11 November 2022

Le retrait de Kherson, un revers militaire et politique immense pour la Russie

La seule capitale d’oblast capturée par Moscou en mars devait servir de point d’appui à une avancée ultérieure. En évitant une nouvelle déroute, et alors que l’armée ukrainienne s’approchait, Moscou tente de minimiser la portée de ce retrait.


Par Benoît Vitkine(Moscou, correspondant), Cédric Pietralunga, Emmanuel Grynszpan et Fau...

Publié hier à 09h30, mis à jour hier à 14h55 

Temps deLecture 5 min. 

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Des soldats russes gardent une zone pendant la visite d’un groupe de journalistes étrangers à Kherson, dans le sud de l’Ukraine, le 20 mai 2022. AP

C’est au détour d’un simple point de situation militaire que les autorités russes ont annoncé, mercredi 9 novembre, rien de moins que l’abandon de ce qu’elles considèrent comme l’une de leurs capitales régionales. Incapable de résister à la pression militaire ukrainienne, l’armée russe a indiqué qu’elle se retirait de la ville de Kherson et d’une zone attenante de quelque 4 800 km2, pour se regrouper sur la rive gauche du Dniepr, à l’abri du large fleuve qui coupe l’Ukraine en deux.


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Le revers est immense, autant militaire que politique. Kherson était la seule capitale d’oblast capturée – presque sans combats – par Moscou lors de son offensive de mars. Elle devait servir de point d’appui à une avancée ultérieure vers Odessa et la Transnistrie. Désormais, c’est la capacité de l’armée russe à mener à bien une telle évacuation de ses troupes, avec barges et ponts flottants, qui est en jeu.


Depuis le 30 septembre et la tenue d’un référendum fantoche, la ville avait gagné le rang de centre administratif de l’un des quatre-vingt-neuf sujets de la Fédération de Russie. Vladimir Poutine avait alors promis de la défendre « par tous les moyens ». Avant cela, le chef du parti présidentiel, Andreï Tourtchak, assurait que « la Russie est là pour toujours », reprenant le mantra affiché sur des dizaines de panneaux géants installés dans les territoires occupés de l’Ukraine.


Mercredi, sans aller jusqu’à évoquer un « geste de bonne volonté », comme lors des retraites de Kiev et Tchernihiv, le même Tourtchak évoquait une simple « manœuvre » destinée à « défendre la population ».



Aussi frappant que le revers est le soin mis à le dissimuler. L’annonce du retrait de Kherson a été presque noyée dans un long briefing militaire diffusé par la télévision de l’armée. Le commandant en chef de l’« opération militaire spéciale », le général Sergueï Sourovikine, y assure que « la situation est stable sur tout le front ». Puis, il rapporte les « succès » enregistrés par Moscou dans la région de Donetsk. Dans celle de Kherson, explique-t-il, « nous résistons avec succès aux assauts de l’ennemi », qui subit des « pertes immenses ».


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Sans transition, le général Sourovikine poursuit : « Nous allons préserver la vie de nos soldats et la capacité de combat de nos unités. Les maintenir sur la rive droite ne sert à rien. » « Je suis d’accord avec vos conclusions et vos propositions, lui répond le ministre de la défense, Sergueï Choïgou. Procédez au retrait des troupes. »



S’il existe une part de vérité dans ces déclarations, c’est que l’enjeu pour Moscou est bel et bien d’éviter un désastre comparable à la débandade observée au mois d’août dans la région de Kharkiv, qui s’était soldée par des pertes en matériel et en hommes importantes. La contre-offensive sur Kherson, moins spectaculaire, avait été lancée à la même époque avec la destruction partielle ou totale, grâce notamment aux lance-roquettes multiples Himars fournis par les Occidentaux, des trois ponts reliant les deux rives du fleuve.


Pertes importantes

Ces destructions, de même que l’attaque sur le pont de Crimée du 8 octobre, compliquaient le ravitaillement russe. La mobilisation dans l’armée de centaines de milliers de Russes, à partir du mois de septembre, n’aura pas suffi à renforcer le dispositif. A l’inverse, le commandement russe a probablement dû tenir compte de la grogne qui monte en Russie après les pertes importantes subies par plusieurs unités de mobilisés.


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Côté ukrainien, il s’agissait aussi d’une course de vitesse, avec l’objectif de bouter les forces russes de la rive droite du Dniepr avant l’hiver, pour interdire une reprise des offensives de Moscou au printemps. Ce succès, une fois matérialisé, devrait stabiliser cette portion du front et, peut-être, déplacer les opérations plus à l’est. Moscou a d’ores et déjà commencé la construction d’une triple ligne de fortifications sur la rive gauche du fleuve, allant de la mer Noire au réservoir de Kakhovka. Ce dispositif doit notamment protéger l’accès à la péninsule de Crimée, annexée en 2014 et que Vladimir Poutine ne peut se permettre de perdre.



Une vue aérienne de la ville de Kherson, séparée par le fleuve Dniepr. L’armée russe a indiqué qu’elle se retirait pour se regrouper sur la rive gauche du Dniepr. ANDREY BORODULIN / AFP

Le retrait de Kherson avait été anticipé par les deux parties. Moscou affirme avoir procédé à l’évacuation de 115 000 civils, présentés comme volontaires et menacés par la supposée volonté ukrainienne de faire sauter le barrage de Kakhovka. Des statues ont aussi été emportées, et jusqu’aux ossements du prince Grigori Potemkine, amant de Catherine II de Russie et colonisateur du sud de l’Ukraine. Ces derniers jours, la disparition des drapeaux russes de plusieurs bâtiments administratifs avait également alimenté les rumeurs. Mercredi, enfin, l’armée russe a fait sauter plusieurs ponts sur des rivières de la partie nord de la région, donnant enfin corps à une retraite dont le calendrier précis n’a pas été dévoilé.


Jusqu’au bout, pourtant, les forces russes ont cherché à renforcer leurs positions au nord de Kherson, où des combats intenses étaient encore signalés mercredi. Les stratèges russes ont-ils voulu attendre la tenue des élections législatives aux Etats-Unis, pour ne pas affaiblir le camp de ceux, au sein du Parti républicain, qui dénoncent un soutien militaire à l’Ukraine excessif et inutile ?


Les préparatifs ont aussi été menés sur les fronts médiatiques et politiques, tout aussi vitaux. Là, l’objectif est simple : limiter l’humiliation et éviter les questions gênantes. Dès le 7 novembre, le média en exil Meduza, coutumier du fait, dévoilait le contenu des instructions transmises par le Kremlin aux principaux médias. L’accent y était mis sur la volonté de préserver la vie des civils comme des militaires, à la différence des « formations nationalistes terroristes » ukrainiennes qui auraient un « besoin vital » d’avancer pour conserver le soutien de leurs donneurs d’ordre occidentaux.


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Mercredi soir, durant le journal télévisé de la chaîne Rossiya 1, le « regroupement des forces » présentes à Kherson était présenté comme une simple péripétie, noyée dans les longs développements du général Sourovikine, diffusés en intégralité, et au même niveau que les « succès » dans le Donbass, le soin apporté à la formation des soldats mobilisés ou les grèves en Belgique.


Autre instruction passée aux médias, selon Meduza : moins donner la parole sur les plateaux de télévision aux responsables politiques connus pour leurs attaques contre l’état-major militaire et sa supposée mollesse. Parmi ces représentants du « parti de la guerre », comme il est désigné par les observateurs, le changement de ton était d’ailleurs perceptible, par rapport aux critiques acerbes qui avaient suivi la déroute de Kharkiv. Des personnalités comme Margarita Simonian, patronne de RT, Evgueni Prigojine, chef des mercenaires de Wagner, ou Ramzan Kadyrov, président de la Tchétchénie, allaient jusqu’à saluer « le courage d’une décision difficile ».


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Dès lors, les critiques restaient cantonnées aux réseaux sociaux, et notamment aux chaînes Telegram spécialisées dans le suivi des opérations militaires. Là, les commentateurs dénonçaient une « honte », attribuable à des « traîtres », et s’interrogeaient notamment sur le devenir de la Crimée, où des travaux de fortification étaient également signalés mercredi. Le retour au réel est brutal pour des commentateurs d’ordinaire habitués à réclamer un assaut immédiat sur Mykolaïv, Odessa ou Kharkiv.


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Méfiance des Ukrainiens

Le terrain avait été d’autant mieux préparé que cette décision est attribuée au général Sourovikine, que les médias ont méthodiquement dépeint en impitoyable commandant à poigne. Mercredi soir, c’est de lui qu’est venue la proposition du retrait, que le ministre de la défense, Sergueï Choïgou, n’a fait qu’approuver. Vladimir Poutine, lui, est resté encore plus à l’écart : mercredi soir, il participait aux célébrations du jubilé de l’Agence fédérale de biologie, saluant son travail « efficace » durant la pandémie de Covid-19.


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Côté ukrainien, l’opinion comme les experts militaires se partageaient en deux camps : ceux qui accueillaient les annonces russes avec joie et ceux qui restaient méfiants face à un possible piège. Mercredi soir, les troupes ukrainiennes continuaient d’ailleurs de progresser avec une grande prudence. La crainte n’est pas seulement celle des mines ou des tirs de barrage d’artillerie, mais aussi de voir des unités russes entières rester à l’arrière.


« Il existe un risque que l’armée russe laisse derrière elle des soldats déguisés en civils dont la mission sera d’offrir une résistance aux forces ukrainiennes, prévenait ainsi Oleg Jdanov, colonel de réserve et conseiller au ministère de la défense ukrainien. Ces incidents seraient utilisés pour créer l’illusion que l’Ukraine envahit. »


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A Kiev, les officiels faisaient preuve de la même retenue, en notant que des dizaines de milliers de soldats russes étaient encore positionnés sur la rive droite du Dniepr. « L’ennemi ne nous fait pas de cadeau, nous devons tout gagner, a commenté le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, dans son adresse quotidienne. Nous devons donc faire preuve d’une extrême prudence, sans émotions, sans prise de risque inutile, afin de libérer toute notre terre avec des pertes aussi minimes que possible. »

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