Commentary on Political Economy

Tuesday 10 October 2023

 

Avec les marins forçats de l’empire chinois de la pêche : « Mes parents doivent récupérer mon corps »

Par Ian Urbina  (The Outlaw Ocean Project)

Publié aujourd’hui à 14h16, modifié à 16h09

Temps deLecture 18 min.


Article réservé aux abonnés


Offrir l’article


Ajouter à vos sélections

Partager

ENQUÊTEAu cours de leur enquête, les journalistes de The Outlaw Ocean Project ont découvert que Pékin ne recule devant rien pour piller les eaux internationales, avec l’ambition de s’octroyer la souveraineté sur ces zones du globe. Une entreprise titanesque au coût environnemental et humain vertigineux, comme l’illustre le destin broyé de Fadhil, un jeune pêcheur indonésien.


D’abord, il a eu très soif. Ensuite, des crises de convulsion. Il était trop épuisé pour se tenir assis et n’arrivait même plus à uriner. Il vomissait tout ce qu’il avalait, eau comme nourriture. Originaire d’Indonésie, Fadhil, 24 ans, travaillait sur le Wei-Yu 18, un navire chinois de pêche au calamar qui opérait à 285 milles nautiques (environ 528 kilomètres) des côtes du Pérou. Quand il est tombé malade, il a supplié le chef d’équipe de le renvoyer à terre pour s’y faire soigner. Mais celui-ci a refusé, au motif que son contrat n’était pas terminé, se contentant de lui donner un équivalent d’ibuprofène.


« Mes parents doivent récupérer mon corps », a murmuré Fadhil à un autre matelot, Ramadhan Sugandhi, la veille de sa mort, survenue le 26 septembre 2019, au bout de près d’un mois de souffrances. Le capitaine a alors ordonné à l’équipage d’envelopper sa dépouille dans une couverture et de l’entreposer dans la chambre froide – mais elle y a noirci. Moins de trois jours après, le corps de Fadhil était placé dans un cercueil de bois lesté d’une chaîne d’ancre, et la caisse basculée dans les eaux. « En voyant ça, j’étais désespéré », se souvient Ramadhan Sugandhi.


Lorsqu’il s’est engagé sur le Wei-Yu 18, Fadhil a mis le pied dans ce qui est peut-être la plus grande opération maritime de tous les temps. Pour satisfaire l’appétit croissant de l’humanité en poisson et fruits de mer, la Chine amplifie frénétiquement ses activités en haute mer. Disposant d’une flotte hauturière de 6 500 navires (soit plus du triple de son plus proche concurrent, Taïwan – d’après les données de l’Institut Allen pour l’intelligence artificielle consultées par The Outlaw Ocean Project –, dont la flotte compterait entre 1 100 et 1 800 navires), l’empire du Milieu gère également des terminaux dans plus de 90 ports du monde entier et s’achète à tout-va le soutien des pouvoirs politiques, notamment dans les pays côtiers d’Amérique du Sud et d’Afrique de l’Ouest. Résultat : la superpuissance chinoise est aujourd’hui le numéro un mondial incontesté de la pêche.


Lire aussi l’enquête : Article réservé à nos abonnés Comment le poisson lié au travail forcé des Ouïgours en Chine finit dans nos assiettes


Ajouter à vos sélections

Sa mainmise sur les eaux du globe a un coût humain et environnemental vertigineux. Si la profession de marin-pêcheur est déjà celle qui affiche le taux de mortalité le plus élevé au monde, les navires chinois de pêche au calamar font partie des bateaux où les conditions de vie sont les plus violentes. La servitude pour dettes, une forme de travail forcé assimilée à de l’esclavage, la traite des humains, les violences physiques, les négligences criminelles, les blessures et les décès y sont monnaie courante. Quand l’ONG britannique Environmental Justice Foundation a interrogé 116 Indonésiens qui avaient travaillé entre septembre 2020 et août 2021 sur des bâtiments hauturiers chinois, 97 % d’entre eux ont fait état de servitude pour dettes ou de confiscation de documents, et de sommes d’argent qui leur avaient été garanties ; 58 % avaient vu ou subi des violences physiques.



Fadhil tient un calamar géant pêché dans l’Atlantique Sud, au large des côtes du Pérou, au cours de son année passée sur le « Wei-Yu 18 », entre 2018 et 2019. Le jeune homme est mort du béribéri le 26 septembre 2019 et a été inhumé en mer. YANSEL LIANUS SAPUTRA

La Chine trône également au premier rang mondial de la pêche illégale. Et le secteur de la pêche au calamar est particulièrement touché. Le Parlement européen a commandité un rapport, publié en 2022, sur les cas de pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) observés entre 1980 et 2019 dans le monde. Selon ce rapport, lorsque le type du bateau avait pu être identifié, il s’agissait dans la moitié des cas de bateaux chinois de pêche au calamar.


Voir aussi notre enquête (2022) : Article réservé à nos abonnés Razzia chinoise sur le calamar en mer d’Arabie


Ajouter à vos sélections

Au chapitre droit du travail et préservation des océans, en comparaison d’autres pays, non seulement la Chine se soucie peu des réglementations internationales et de la pression médiatique, mais elle manque de transparence à propos de sa flotte et de ses usines de transformation, pointe Sally Yozell, directrice du programme sécurité environnementale du Stimson Center, un centre de recherche de Washington. Comme une grande partie du poisson consommé aux Etats-Unis est pêchée ou transformée par la Chine, explique-t-elle, il est particulièrement difficile pour les distributeurs de déterminer si les produits qu’ils commercialisent sont issus de la pêche illicite ou liés à des violations des droits humains.


Transferts coercitifs de travailleurs ouïgours

Une fois transportés sur la terre ferme, ces produits de la pêche sont souvent transformés en Chine dans des usines qui emploient de la main-d’œuvre ouïgoure. En dix ans, le gouvernement chinois a déplacé de force des dizaines de milliers de travailleurs de la minorité musulmane du Xinjiang, les entassant dans des trains, avions et autocars sous haute surveillance, pour les envoyer s’échiner à l’autre bout du pays, sur la côte est, dans des usines de la province du Shandong, géante du secteur de la pêche. En 2022, les Nations unies constataient que certains documents du gouvernement chinois révèlent un usage de la coercition pour faire participer les « travailleurs excédentaires » ouïgours à ses programmes de transfert. La même année, l’Organisation internationale du travail (OIT) faisait part de ses « profondes inquiétudes » à propos de la politique du travail chinoise au Xinjiang, dénonçant elle aussi des transferts de main-d’œuvre coercitifs.



Un bateau de pêche au calamar illuminé par les centaines d’ampoules utilisées pour attirer les céphalopodes à la surface et faciliter leur capture, dans l’océan Pacifique Sud, le 9 juillet 2022. THE OUTLAW OCEAN PROJECT/ED OU

A partir de lettres d’information et de rapports annuels d’entreprises, mais aussi de documents des médias d’Etat et des réseaux sociaux chinois, nous avons pu établir qu’au cours des cinq dernières années plus d’un millier de Ouïgours et de membres d’autres minorités musulmanes ont été envoyés travailler dans au moins dix usines de transformation de poisson.


Le gouvernement chinois fait également tourner son industrie de la pêche avec des travailleurs originaires de Corée du Nord, lesquels sont principalement affectés dans des usines de la province frontalière du Liaoning, dans le nord-est de la Chine. De fait, depuis trente ans, le gouvernement de Corée du Nord envoie ses citoyens trimer dans des usines de Russie et de Chine, pour placer jusqu’à 90 % de leurs revenus – soit des centaines de millions de dollars par an – sur des comptes qu’il contrôle. Depuis novembre 2022, plus de 80 000 Nord-Coréens ont été employés dans des villes frontalières chinoises, des centaines d’entre eux dans des usines de poisson. Des vidéos récentes, postées en novembre 2022 sur le réseau social Douyin (le TikTok chinois), montrent des femmes originaires de Corée du Nord employées dans des usines de Dandong et Donggang, dans le Liaoning.


Violence quotidienne

L’histoire de Fadhil est d’une triste banalité. Comme la plupart des travailleurs de la haute mer, il a obtenu son poste sur le Wei-Yu 18 par l’intermédiaire d’une agence de recrutement. Ces agences gèrent tout, de la paie aux billets d’avion en passant par les taxes et les passeports. Aux hommes qu’elles recrutent, elles promettent une autre vie, plus prospère. Après avoir entendu parler de ces emplois par le bouche-à-oreille, plusieurs Indonésiens, dont Fadhil, quittent leur village pour se rendre à Djakarta, la capitale, en juillet 2018. Là, ils patientent deux mois avant d’embarquer.



Fadhil (en ciré jaune), Ramadhan Sugandhi, Frans Wiliam Imbab et Ilham Sugito, quatre pêcheurs indonésiens engagés sur le bateau chinois « Wei-Yu 18 » en 2018. Photo non datée. RAMADHAN SUGANDHI

Durant cette période, on leur fait signer leurs contrats : sans droit à des arrêts maladie ni à des heures supplémentaires, ils travailleront par quarts de quinze à vingt-quatre heures, parfois sept jours sur sept. Des frais de nourriture de 50 dollars par mois seront prélevés sur leur paie. Et au cas où le navire ne se trouverait pas à proximité d’un port de rapatriement pratique, le capitaine sera autorisé à prolonger indéfiniment leur séjour à bord. Quant aux salaires, ils seront versés à leurs familles en une seule fois, au terme du contrat – une pratique illégale dans la plupart des pays.


Le Monde Application

La Matinale du Monde

Chaque matin, retrouvez notre sélection de 20 articles à ne pas manquer

Télécharger l’application

Etablie à Bogor, au sud de Djakarta, l’agence PT. Multi Maritim Baru a recruté au moins trois des Indonésiens qui vont travailler avec Fadhil à bord du Wei-Yu 18. Alors qu’on leur a initialement promis plus de 450 dollars par mois, ces hommes déchantent vite : leurs salaires avoisineront plutôt les 300 dollars, sur lesquels certaines sommes seront encore retenues. L’agence se contente de quelques vagues explications, au milieu d’une avalanche de paperasserie, calculs expéditifs et autres termes peu familiers : « Confiscation de passeport », « taxes obligatoires », « rémunérations secondaires ». Pour couronner le tout, les marins seront redevables de pénalités allant jusqu’à 1 000 dollars s’ils quittent le navire avant la fin de leur contrat. Sollicitée, l’agence PT. Multi Maritim n’a pas répondu à nos demandes d’informations.


Le 28 août 2018, Fadhil embarque à bord du Wei-Yu 18 dans le port de Pusan, en Corée du Sud, pour intégrer un équipage de neuf Indonésiens et vingt Chinois. Le bâtiment à coque d’acier blanc et rouge, attaqué par la rouille, navigue plusieurs semaines avant d’atteindre les côtes sud-américaines, pour aller pêcher à proximité du Pérou, puis plus au sud, au large des côtes du Chili. Au cours d’un périple de vingt-deux mois, le bateau ne fait qu’une escale, à Punta Arenas, au Chili, voguant le reste du temps à des centaines de kilomètres des côtes. Les hommes travaillent pendant douze à vingt-quatre heures d’affilée, et principalement la nuit, quand la pêche au calamar est la plus efficace.


A bord, ils dorment à quatre par chambre, sur des couchettes superposées en bois, avec une seule couverture par personne. Les cloisons dégoulinent de condensation et les matelas en mousse sont détrempés. L’eau qu’on leur donne à boire, de couleur rouille, a un goût de métal – leurs collègues chinois, eux, ont droit à de l’eau en bouteille. Et pour leur toilette, ils n’ont que de l’eau salée.



Ramadhan Sugandhi (à gauche), Laode Muslihin, Yansel Lianus Saputra et Frans Wiliam Imbab, des pêcheurs indonésiens, sur le bateau chinois « Wei-Yu 18 », dans l’océan Atlantique Sud. Photo non datée. YANSEL LIANUS SAPUTRA

La violence est leur lot quotidien. Les hommes racontent des coups à la tête assénés par le chef d’équipe et le capitaine, assortis de claques et de coups de pied, souvent parce qu’ils n’ont pas compris les instructions en chinois, parce qu’ils mettent trop de temps à démêler les lignes ou qu’ils ont fait tomber des calamars sur le pont.


Epidémie de béribéri

En août 2019, après plus d’un an passé en mer, l’équipage du Wei-Yu 18 est frappé par une épidémie de béribéri, une maladie très facile à éviter : causée par une carence en vitamine B1, elle résulte souvent de régimes alimentaires peu variés, à base d’aliments comme le riz blanc. Les deux premiers Indonésiens à contracter le béribéri sont transportés par un autre bateau de pêche jusqu’à la terre ferme, où ils sont soignés ; une fois guéris, ils peuvent rentrer chez eux par avion. Quand, en septembre 2019, Fadhil tombe malade à son tour, lui et plusieurs autres marins demandent au chef d’équipe qu’on le laisse rentrer chez lui ou aller à l’hôpital, en vain. Selon le contrat de Fadhil, son voyage en mer ne devait durer qu’une année, laquelle était déjà écoulée. Or, d’après plusieurs pêcheurs, le chef d’équipe lui a affirmé qu’il devait rester deux ans à bord. En moins d’un mois, Fadhil meurt.


Moins de trois jours plus tard, le capitaine ordonne son inhumation en mer ; il affirme avoir reçu l’autorisation de ses parents, ce qui exacerbe encore plus la colère des Indonésiens, qui ne le croient pas. « Quels parents se débarrasseraient de la sorte du corps de leur enfant ? », s’indigne Ramadhan Sugandhi.



Fadhil, un pêcheur indonésien de 24 ans mort du béribéri, le 26 septembre 2019, et conservé dans la chambre froide du « Wei-Yu 18 ». Il sera finalement inhumé en mer moins de trois jours plus tard. Photo fournie par un membre de l’équipage du « Wei Yu 18 » à The Outlaw Ocean Project. THE OUTLAW OCEAN PROJECT

Près de trente mois après la mort du jeune homme, un journaliste du projet The Outlaw Ocean a repéré le Wei-Yu 18 dans la zone de pêche du « Blue Hole », à quelque 386 milles nautiques (environ 715 kilomètres) au nord de l’archipel des Malouines. Par radio, un homme lui a confirmé être le capitaine du bateau depuis dix ans, mais il a refusé de répondre aux questions sur Fadhil ou de le laisser monter à bord, invoquant le Covid-19.


Depuis plusieurs décennies, les Chinois renforcent sans relâche leur présence dans les océans du monde. Une stratégie lancée en 1985, quand la China National Fisheries Corporation (CNFC) a envoyé 13 chalutiers et leurs 223 hommes travailler au large de la Guinée-Bissau, en Afrique de l’Ouest.


De nos jours, ce colosse dirigé par l’Etat est la plus grande entreprise de pêche hauturière au monde. Et le Wei-Yu 18, sur lequel Fadhil a fini ses jours, compte parmi les centaines de bateaux qui la fournissent en poisson et fruits de mer. La CNFC possède par ailleurs plus de 250 bâtiments de pêche et ravitailleurs, au moins six usines de transformation et entrepôts réfrigérants, et plus de quinze navires frigorifiques, qui rapportent les prises à terre – bon nombre de ses bateaux violent allègrement les lois internationales.


Pendant le plus clair du XXe siècle, la pêche en haute mer a été dominée par trois pays : l’Union soviétique, le Japon et l’Espagne. Mais, avec la chute de l’URSS, en 1989, et l’augmentation du coût de la pêche du fait du renforcement des exigences sociales et environnementales, ces flottes, peinant à rester compétitives sur le marché international, ont perdu du terrain. Dans le même temps, la Chine, elle, a investi des milliards de dollars et tiré parti des nouvelles technologies pour se faire une place de choix dans ce secteur lucratif. Elle a également consolidé son autonomie en construisant des usines de transformation, des entrepôts frigorifiques et des ports de pêche à l’étranger.


Un dangereux déséquilibre

Cette politique a porté ses fruits au-delà de toute attente. En 2020, la Chine a, en effet, pris une quantité astronomique de produits de la mer : 2 269 millions de tonnes – contre 90 millions de tonnes en 1988. Aujourd’hui, le géant chinois est le champion mondial incontesté de la pêche. Aucun pays ne lui arrive à la cheville.


Pour la Chine, cette armada vaut de l’or. Non seulement elle lui permet de maintenir son statut de numéro un mondial de la pêche, mais elle l’aide à créer des emplois, à engranger des profits et à nourrir sa classe moyenne en pleine expansion. Du reste, à l’étranger, sa flotte lui sert à ouvrir de nouvelles routes commerciales, à rouler des mécaniques sur la scène politique, à faire valoir ses prétentions sur divers territoires, et à renforcer son influence politique dans le monde en développement.


Aux yeux d’analystes politiques occidentaux, cette mainmise d’un seul pays sur une ressource mondiale aussi précieuse que le poisson crée un dangereux déséquilibre. Les experts du monde marin et défenseurs des océans mettent en garde : Pékin peut compromettre la sécurité alimentaire de la planète, saper le droit international et exacerber les tensions militaires mondiales.



Des bateaux de pêche au calamar chinois dans l’océan Pacifique Sud, près des îles Galapagos, le 10 juillet 2022. La présence quasi constante de ces navires dans cette zone est attestée depuis 2016. THE OUTLAW OCEAN PROJECT/ED OU

« Quantité de pays pratiquent des méthodes de pêche destructrices, mais la Chine a ceci de particulier que sa flotte est colossale et qu’elle s’en sert notamment à des fins géopolitiques », alerte Ian Ralby, PDG de I.R. Consilium, une société de conseil spécialisée dans la sécurité maritime. « Aucun autre Etat ne possède autant de bateaux de pêche et d’usines de poisson, aucun autre pays n’a de loi obligeant ses navires de pêche à recueillir et à transmettre activement des informations au gouvernement, aucun autre pays n’envahit aussi activement les eaux d’autres Etats. »


Revendications territoriales

Avec sa flotte hauturière, poursuit-il, la Chine cherche à s’approprier les eaux internationales. Pour ce faire, elle s’appuie sur le concept juridique de « prescription acquisitive » qui accorde, sur la terre ferme, des droits de propriété à toute personne occupant et contrôlant une zone depuis suffisamment de temps. Récemment signé par 193 pays, le traité des Nations unies sur la haute mer vise à protéger la biodiversité marine et, à terme, 30 % des océans de la planète. Mais il ne pourra sans doute rien contre les ambitions chinoises. « La Chine pense probablement que, à terme, la présence de sa flotte en haute mer lui conférera un certain droit sur ces eaux et les ressources qu’elles abritent », poursuit M. Ralby. « Alors que 70 % de la surface du globe est couverte d’eau, il faut s’inquiéter de toute tentative d’un Etat, quel qu’il soit, de s’approprier ces biens communs. »


Gregory Poling, du think tank Center for Strategic and International Studies, pointe cet autre problème : des centaines de bateaux de pêche chinois ne pêchent pas. Au lieu de cela, telle une milice civile, ils cherchent à imposer les revendications territoriales chinoises. Nombre de ces revendications concernent les réserves de pétrole et de gaz contenues dans les fonds marins. La prise de la mer de Chine méridionale, par exemple, fait partie du même projet historique que la prise de Hongkong et de Taïwan, explique M. Poling. Le but : reconquérir des territoires « perdus » et restaurer la gloire chinoise d’autrefois.



La Chine bâtit cet empire maritime à un moment où le monde a plus que jamais faim de produits de la mer. Le poisson, dernière grande source de protéines sauvages, constitue un pilier vital de l’alimentation d’une bonne partie de l’humanité. En cinquante ans, la consommation mondiale a plus que quintuplé, et le secteur, mené par la Chine, satisfait cet appétit grâce à des avancées technologiques telles que la réfrigération, l’amélioration des moteurs et des coques, et les radars. Petite révolution en soi, la navigation satellite, pour sa part, permet aux navires de rester plus longtemps en mer et de parcourir de plus longues distances.


La pêche industrielle a accompli de tels progrès technologiques qu’il s’agit désormais moins d’un artisanat que d’une science, moins d’une forme de chasse que de récolte. Concurrencer la Chine nécessite des savoirs et des capitaux qui font défaut au Japon et aux pays d’Europe. Sans oublier que le géant chinois, de surcroît, est farouchement déterminé à gagner.


Subventions étatiques

L’empire du Milieu a musclé sa flotte, principalement à coups de subventions d’Etat, lesquelles, en 2018, atteignaient quelque 7 milliards de dollars (6,02 milliards d’euros) et faisaient du pays le plus grand fournisseur mondial de subventions à la pêche. La vaste majorité de ces investissements sert à couvrir des dépenses comme l’achat de carburant ou de nouveaux bateaux. Et, aux yeux des chercheurs spécialisés dans les océans, ces subventions sont extrêmement néfastes car elles permettent d’augmenter la taille et l’efficacité des flottes, ce qui contribue à épuiser des stocks halieutiques déjà mis à mal.


Ce soutien du gouvernement est vital pour la flotte chinoise. D’après Enric Sala, directeur du projet Pristine Seas du National Geographic, sans ces subventions, plus de la moitié de la pêche hauturière mondiale ne serait pas rentable – et la pêche au calamar à la turlutte [un équipement de pêche composé d’un leurre et d’une couronne d’hameçons] est la moins rentable de toutes les catégories de pêche en haute mer.


Lire aussi le décryptage : Article réservé à nos abonnés Ressources halieutiques : l’océan toujours plus surexploité


Ajouter à vos sélections

La Chine apporte également à sa flotte un soutien dans les domaines de la logistique, de la sécurité et du renseignement. Entre autres, elle envoie chaque semaine aux navires de pêche au calamar une liste numérique précisant la taille et l’emplacement des plus grandes colonies de ces mollusques de la planète. Elle aide ainsi les bateaux à décider quand et où pêcher, bateaux qui travaillent souvent de manière coordonnée.


En juillet 2022, un journaliste a suivi un groupe d’environ 260 vaisseaux qui pêchaient le calamar sur une zone située à 340 milles nautiques (environ 630 kilomètres) à l’ouest des îles Galapagos. Un jour, soudainement et presque simultanément, il a vu la majeure partie de cette flottille lever l’ancre et se rendre, ensemble, sur un site situé à environ 115 milles nautiques (environ 213 kilomètres) au sud-ouest. « Ce genre de mouvement coordonné est inhabituel », commente Ted Schmitt, directeur du programme de surveillance maritime Skylight. « Dans les autres pays, les bateaux de pêche ne travaillent pas dans une telle coordination. »



Un bateau chinois de pêche à la turlute, le « He-Bei 8 599 », amarré au navire de transport « Hai-Feng 718 » venu récupérer sa cargaison de calamars, en haute mer, dans l’océan Atlantique Sud, en février 2022. YOUENN KERDAVID/SEA SHEPHERD GLOBAL

Ces quatre dernières années, une équipe de journalistes du projet The Outlaw Ocean a mené une enquête mondiale sur la chaîne d’approvisionnement du poisson et des fruits de mer. Cette enquête se penche en particulier sur les conditions de travail, les violations des droits humains et les crimes environnementaux. Elle se focalise par ailleurs sur le cas de la flotte hauturière chinoise, d’une taille sans pareille, déployée dans le monde entier et notoirement violente. Les reporters ont interviewé des capitaines et sont montés à bord de bateaux naviguant dans l’océan Pacifique Sud, à proximité des îles Galapagos, dans l’océan Atlantique Sud, près des îles Malouines, dans l’océan Atlantique, non loin de la Gambie, et dans la mer du Japon, au large de la Corée.


Esclavage moderne

Ce travail a mis au jour, avec force détails, une longue liste de violations des droits humains et du droit du travail : servitude pour dettes, retenues sur salaire, horaires de travail excessifs, confiscation de passeports, absence d’accès à des soins médicaux, violences physiques allant jusqu’à entraîner la mort, etc. Sur bon nombre de ces bateaux chinois, les équipages travaillent quinze heures par jour, six jours par semaine, et vivent dans des espaces très exigus. Blessures, coups, malnutrition et maladies y sont fréquents – notamment le béribéri, souvent observé par les journalistes. L’histoire de Fadhil, hélas, rend bien compte de l’esclavage moderne qui a cours dans la marine de pêche chinoise.


En février 2022, avec l’aide de l’ONG de protection des océans Sea Shepherd, plusieurs journalistes ont été autorisés à monter à bord d’un bateau chinois qui opérait dans le « Blue Hole », un site exceptionnellement riche en calamars, dans l’Atlantique Sud, près des Malouines. Le capitaine leur a permis de circuler librement sur le bateau à condition de ne citer ni son nom ni celui de l’embarcation.


Dans la pêche au calamar, le plus gros du travail est nocturne. Les bateaux sont constellés de centaines d’ampoules lumineuses grosses comme des boules de bowling, qui attirent les céphalopodes vers la surface.


Une fois remontés sur le pont, les mollusques sécrètent des flots d’encre noire, légèrement violacée. Chaud et visqueux, ce liquide coagule en quelques minutes et recouvre toutes les surfaces, qui deviennent extrêmement glissantes. Et comme les calamars de haute mer contiennent de l’ammoniac en quantité, pour mieux flotter, une pestilentielle odeur d’urine envahit le bateau.



Pêche à la turlute à bord d’un navire chinois, de nuit et à l’aide de grosses ampoules pour attirer les calamars à la surface, le 7 juillet 2022 dans le Pacifique. THE OUTLAW OCEAN PROJECT/ED OU

De chaque côté du bâtiment pendent une cinquantaine de turluttes, chacune actionnée par un moulinet automatique. Les membres de l’équipage postés sur le pont sont chargés de surveiller deux ou trois moulinets à la fois et de s’assurer qu’ils ne se bloquent pas. Ces damnés de la mer ont les dents jaunies par les cigarettes qu’ils fument à la chaîne, le teint cireux, maladif, les mains déchirées et imbibées d’eau à cause de la perpétuelle humidité. Ils ont le regard absent, perdu. L’expression sur leurs visages rappelle ces mots du philosophe scythe Anacharsis, qui divisait les humains en trois catégories : les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer.


Sur le pont, deux Chinois vêtus de gilets de sauvetage orange vif surveillent les moulinets. L’un d’eux a 28 ans, l’autre, 18. Pour ce qui est leur première expérience en mer, ils ont signé un contrat de deux ans. Ils gagnent environ 10 000 dollars par an, certes, mais s’ils manquent un jour de travail à cause d’une maladie ou d’une blessure, ils perdront trois jours de paie – l’aîné des deux raconte avoir vu un membre de l’équipage se faire casser le bras par une turlutte qui se balançait violemment. Tandis que le capitaine est resté sur le pont, un officier suit un des journalistes où qu’il aille. Mais quand l’officier est appelé et doit s’éloigner, l’aîné des matelots explique au journaliste qu’il est retenu ici contre sa volonté. « Nous ne voulons pas être ici, nous sommes retenus de force. C’est impossible d’être heureux sur ce bateau », lâche-t-il. Il estime que 80 % des hommes de l’équipage partiraient s’ils en avaient la possibilité. « Nous vivons isolés, coupés du monde moderne. »


Le plus jeune, nerveux, se réfugie dans un couloir sombre pour murmurer un appel au secours au journaliste : « Ils nous ont pris nos passeports. Ils ne veulent pas nous les rendre. » Puis, par crainte d’être entendu, il se tait et écrit sur son téléphone portable : « Pouvez-vous nous emmener à l’ambassade en Argentine ? »



Les calamars rejettent une encre noire et visqueuse quand ils arrivent sur le pont, le rendant glissant et collant. Le 7 juillet 2022, à bord d’un navire de pêche chinois dans le Pacifique. THE OUTLAW OCEAN PROJECT/ED OU

L’homme qui les surveillait en l’absence de l’officier doit à son tour s’éloigner, ce qui permet aux pêcheurs de poursuivre leur échange avec le journaliste. « Je ne peux pas vous en dire beaucoup pour l’instant, j’ai peur de causer des problèmes sur le bateau et je dois encore y travailler », écrit le jeune de 18 ans sur son téléphone. « S’il vous plaît, contactez ma famille », implore-t-il, avant de mettre brusquement fin à la conversation au retour de la sentinelle.


Des histoires d’hommes maintenus captifs sur ces bateaux continuent de faire surface. Récemment, en juin 2023, une bouteille s’est échouée sur une plage de Maldonado, en Uruguay. Elle contenait un message d’un matelot d’un autre navire chinois de pêche au calamar : « Bonjour, je fais partie de l’équipage du Lu-Qing-Yuan-Yu 765, je suis maintenu captif par l’entreprise. Si vous trouvez ce message, appelez la police SVP ! SOS » (Le propriétaire du bateau, l’entreprise Qingdao Songhai Fishery, affirme que ces accusations ont été inventées de toutes pièces par des membres de l’équipage.)


Négligence criminelle

A Gampong Rawa, un petit village côtier niché à l’extrémité nord de l’île de Sumatra, à près de 2 400 kilomètres au nord-ouest de Djakarta, la famille de Fadhil reçoit un courrier, officiellement pour des questions d’assurance. Selon le document, « Fadhil est mort en tombant à la mer » (alors que des photos de sa sépulture en mer témoignent du contraire), et sa famille a reçu de l’aide pour déposer une demande d’indemnisation auprès de l’assurance.


Lors d’entretiens, trois Indonésiens du Wei-Yu 18 racontent qu’ils n’avaient jamais travaillé en haute mer auparavant et n’étaient pas conscients des risques qu’ils encouraient. Selon la définition qu’en donne l’OIT, il y a travail forcé quand une personne accomplit un travail « contre son gré et sous la menace d’une peine quelconque ». Ce qui est souvent le cas à bord du Wei-Yu 18. C’est ce que notifie une enquête confidentielle réalisée sur le bateau en juillet 2020 par C4ADS, une organisation de recherche dans le domaine de la sécurité. Le rapport cite d’autres éléments à charge : coups, nourriture et conditions de vie insalubres, servitude pour dettes. Et de conclure : il existe des preuves évidentes de travail forcé sur le Wei-Yu 18.



Deux membres indonésiens de l’équipage du bateau chinois de pêche au calamar « Wei-Yu 18 », Muhammed Sandy Kurniawan et Ramadhan Sugandhi, en mai 2020. YANSEL LIANUS SAPUTRA

Etant donné l’opacité des chaînes mondiales d’approvisionnement en produits de la mer, rares sont les distributeurs qui connaissent le lieu d’origine précis des produits qu’ils commercialisent et les conditions de vie à bord des flottes de pêche. Selon les registres d’exportation que nous avons pu consulter, entre mai 2017 et mai 2022, la société Shandong Baoma, maison mère du Wei-Yu 18, a livré plus de 140 tonnes de calamars aux Etats-Unis. Sur son site Internet, elle explique par ailleurs vendre ses produits au Japon, en Corée du Sud, en Europe et, par l’intermédiaire d’une filiale de Walmart, en Chine. Shandong Baoma n’a pas répondu à nos demandes de commentaires sur ses liens avec des bateaux impliqués dans des activités de pêche illégale et des violations des droits humains. Du côté de Walmart, un porte-parole a répondu par courriel : « Walmart attend de tous ses fournisseurs qu’ils respectent nos standards et obligations contractuelles, notamment dans le domaine des droits humains. »


Lire aussi la chronique : Article réservé à nos abonnés La maîtrise de la chaîne logistique est devenue une préoccupation majeure jusque dans les petites entreprises


Ajouter à vos sélections

A propos du cas de Fadhil, Victor Weedn, médecin légiste à Washington, commente : laisser mourir un marin du béribéri constitue, selon toute vraisemblance, une négligence criminelle, puisque la maladie peut être prévenue avec une alimentation variée ou des compléments en vitamines, et être soignée avec des soins appropriés. Il est inhumain de laisser mourir ainsi une personne au bout de semaines de souffrances, s’indigne-t-il. « C’est un meurtre à petit feu. Mais c’est un meurtre. »


Cette enquête est le fruit des travaux de The Outlaw Ocean Project, une ONG journalistique basée à Washington. Elle a été réalisée par Ian Urbina avec Austin Brush, Joe Galvin, Maya Martin, Daniel Murphy et Susan Ryan.

Traduit de l’anglais par Valentine Morizot.

Ce qu’il faut savoir

The Outlaw Ocean Project est un collectif de journalistes basé à Washington, qui réalise des enquêtes sur les droits de l’homme, le travail et les problèmes environnementaux sur les deux tiers de la planète couverts par de l’eau. Il a été monté par le reporter Ian Urbina, qui a auparavant passé dix-sept ans au New York Times. Les deux dernières enquêtes de ce collectif, réalisées avec The New Yorker, sont publiées simultanément par le magazine américain en anglais, Le Monde en français, Die Zeit en allemand, et El Pais en espagnol. Elles racontent d’une part le coût humain de la pêche massive au calamar pratiquée par la Chine et, d’autre part, comment le travail forcé imposé par Pékin à la minorité ouïgoure touche toute la chaîne d’approvisionnement en produits de la mer, jusqu’aux supermarchés aux Etats-Unis ou en France.

No comments:

Post a Comment