Commentary on Political Economy

Wednesday 4 October 2023

 

« Si certains aux Etats-Unis peuvent imaginer sacrifier l’Ukraine, les Européens, eux, n’ont pas ce luxe-là. L’Ukraine, désormais, c’est chez eux »

C’est la petite musique qui monte : la « fatigue d’Ukraine » a gagné les Occidentaux. Or, malgré l’ampleur du défi, l’UE est de plus en plus impliquée et son élargissement inéluctable, observe dans sa chronique Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde ».

Publié aujourd’hui à 05h15 Temps de Lecture 3 min.

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En langage médiatique, cela s’appelle « une petite musique qui monte ». Et elle monte si bien ces jours-ci qu’elle en devient lancinante. Cette petite musique, si douce aux oreilles du Kremlin, c’est celle de la lassitude à l’égard de la guerre en Ukraine : après dix-neuf mois d’un conflit meurtrier et coûteux, aucune issue ne se dessine, l’appui occidental se fissure…

A quoi bon ? La voilà donc, cette « fatigue d’Ukraine » annoncée prématurément pour l’hiver 2022-2023. Plusieurs facteurs concourent à l’expliquer aujourd’hui. Sur le terrain tant militaire que diplomatique, les Ukrainiens et ceux qui les soutiennent traversent une mauvaise passe.

La contre-offensive lancée en juin, d’abord, est poussive. Rien à voir avec celle de l’automne 2022, qui avait surpris des troupes russes mal préparées. Les soldats ukrainiens sont, eux, vraiment fatigués et manquent d’armes (munitions et artillerie surtout), que les Occidentaux peinent cruellement à leur fournir, ayant vidé leurs réserves. L’hiver à venir s’annonce difficile. Politiquement, la « magie Zelensky » commence à s’émousser. Le verbe du président ukrainien porte moins, voire irrite certains de ses partenaires, las eux aussi de se voir reprocher de ne pas en faire assez.

A cela s’ajoutent les revers diplomatiques enregistrés depuis septembre. Les arguments des Occidentaux n’ont guère progressé auprès des pays du Sud. A Washington, les marchandages entre républicains et démocrates au Congrès se soldent sur le dos de l’Ukraine.

En Europe, l’allié polonais se défile sur fond de campagne électorale où toutes les bassesses sont permises. Un populiste prorusse arrive en tête des élections en Slovaquie (avec près de 23 % des voix). Certes, le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, réussit un joli coup en réunissant pour la première fois à Kiev, lundi 2 octobre, ses vingt-sept collègues de l’Union européenne (UE) : un symbole fort. Mais non, insiste la petite musique, il manquait le Hongrois – quelle surprise – et le Polonais qui s’était fait porter pâle, tout en se sentant suffisamment en forme pour participer au congrès de son parti à Katowice. Précision : les deux absents étaient tout de même représentés à Kiev par un adjoint. A Varsovie comme à Budapest, courageux mais pas téméraire, on mesure les risques de la politique de la chaise vide dans l’environnement bruxellois.

Guerre existentielle

Ainsi va la vie en Europe, toujours prompte à l’autoflagellation. Mais cette musique-là ignore une autre partition, moins facile à jouer et surtout moins poussée par les campagnes de désinformation de Moscou : la perspective de l’élargissement de l’UE à l’Ukraine. Incroyablement complexe à réaliser, cette dynamique est devenue inéluctable, quelle que soit l’évolution politique aux Etats-Unis.


Car si certains à Washington peuvent se permettre d’imaginer sacrifier l’Ukraine, les Européens, eux, n’ont pas ce luxe. L’Ukraine, désormais, c’est chez eux. Abandonner ce pays à la Russie, c’est exposer le reste de l’Europe à la même menace. Cette guerre est désormais aussi existentielle pour les Européens de l’UE que pour Kiev.

C’est pour cela que les industriels européens de la défense, y compris britanniques, se sont rendus à Kiev pour discuter de l’installation d’usines de production d’armements sur le territoire même de l’Ukraine, un investissement à long terme. C’est pour cela que, malgré sa posture de matamore, Varsovie négocie avec Kiev un compromis sur le contentieux des exportations de céréales ukrainiennes et vient de lui livrer des chars Leopard 2 réparés dans des ateliers polonais après avoir été endommagés dans les combats.

Et c’est pour cela surtout que, vendredi 6 octobre, à Grenade, les dirigeants des Vingt-Sept plancheront en Espagne sur la question de l’élargissement, afin d’évaluer les positions des uns et des autres sur les réformes internes à mener ou sur les impacts budgétaires de l’arrivée de nouveaux membres, en amont du rapport de la Commission européenne attendu fin octobre sur l’ouverture de négociations d’adhésion.

Intégration « nécessaire et impossible »

Il y a l’évolution de la guerre, qui apparaît de plus en plus comme une guerre d’usure, et il y a l’autre défi, la transformation politique de l’espace européen. Une étude publiée le 29 septembre à Bruxelles sur les « choix difficiles » qu’impose l’élargissement de l’UE donne la mesure de l’ampleur de ce défi. Pour ses auteurs, les politistes Luuk van Middelaar et Hans Kribbe, du Brussels Institute for Geopolitics, l’objectif de l’intégration de l’Ukraine, inévitablement accompagnée, pour les mêmes raisons de sécurité du continent, de celle de la Moldavie et des pays des Balkans occidentaux, est à la fois « nécessaire et impossible ».

Voilà le dilemme tel qu’ils le résument : « Bien que, aux yeux de nombreux Européens, ne pas inclure l’Ukraine et d’autres pays serait inacceptable dans le contexte géopolitique actuel, les réformes et les sacrifices que ces adhésions exigeront de l’UE peuvent apparaître comme tout aussi inacceptables. » Elargir l’UE sans la paralyser ni la faire exploser exigera des trésors de créativité et d’ingénierie politique. Et d’ajouter : « On peut essayer de gagner du temps, en misant sur les réformes, de part et d’autre, susceptibles de permettre à l’UE d’accueillir les candidats comme membres à part entière » ou bien « on peut chercher des solutions alternatives et créatives sur ce que signifie l’adhésion ». Avec lucidité, Luuk van Middelaar et Hans Kribbe énumèrent les principaux écueils et proposent des pistes pour les surmonter. Mais ils n’explorent pas une option : fermer la porte à ces pays candidats.

Depuis le début de la guerre totale qu’il a lancée, Vladimir Poutine escompte que l’Occident se fatiguera avant lui. Ce calcul l’a jusqu’ici desservi. Car plus il s’enferre en Ukraine, plus l’Ukraine s’arrime à l’Europe.

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