Commentary on Political Economy

Saturday 17 June 2023

OLIVIER BONHOMME

DÉBATS

POLITIQUE

La polarisation, fièvre des sociétés démocratiques

Par Anne Chemin

Publié le 16 juin 2023 à 08h00, modifié hier à 02h21

Temps deLecture 15 min.


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ENQUÊTELe bras de fer sur les retraites a fait surgir le spectre de la polarisation. Née aux Etats-Unis, cette augmentation de la conflictualité idéologique, qui a atteint son apogée sous Donald Trump, a-t-elle gagné la France ? L’Hexagone est moins fracturé mais la logique majoritaire de la Vᵉ République encourage les affrontements et entrave les compromis.


Sur le graphique animé qui s’affiche sur l’écran, une trentaine de petits drapeaux européens se déplacent lentement de haut en bas et de droite à gauche. Lorsqu’ils s’immobilisent, ils dessinent une jolie pyramide au sommet de laquelle triomphe la bannière tricolore de la France. Un classement des terres où il fait bon vivre ? Un podium récompensant les contrées les plus dynamiques ? Un palmarès des champions de la gastronomie ? Nullement : le schéma mesure le degré de « polarisation politique » de vingt-huit nations européennes – les vingt-sept membres de l’UE et le Royaume-Uni. Si la France trône au sommet de la pyramide, c’est parce qu’elle est le pays d’Europe où les dissensions politiques seraient les plus vives.


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Ce baromètre a été imaginé en 2019 par des chercheurs de l’université Charles-III de Madrid. Fondé sur l’analyse des pages et des profils Facebook de 234 partis européens, il utilise un indice de polarisation politique créé en 2008 par l’universitaire américain Russell J. Dalton. Sur cet indicateur échelonné de 0 à 10, l’Irlande, l’Italie, le Portugal, le Royaume-Uni, l’Allemagne, le Danemark, la Finlande, la Suède ou les Pays-Bas affichent un climat politique tempéré – leur indice de polarisation est inférieur à 5. La météo idéologique est plus orageuse en France, qui remporte la palme d’or de la polarisation (5,83).


Polarisation ? Né dans l’univers des mathématiques et de la physique, ce mot s’est imposé dans le monde de l’emploi – les économistes parlent de polarisation du marché du travail –, des religions – les sociologues s’interrogent sur la polarisation religieuse de la France – mais aussi des sciences politiques. « Il s’agit d’un terme un peu attrape-tout, reconnaît Tristan Guerra, politiste au laboratoire Pacte, une unité de recherche du CNRS, de l’université de Grenoble et de Sciences Po Grenoble. Dans les huit principales revues de sciences politiques internationales, j’ai recensé, depuis 2000, 322 articles sur la polarisation et plus de vingt manières différentes de la mesurer ! »


Degré de conflictualité entre les citoyens

Malgré ces incertitudes, les politistes américains et européens qui utilisent ce concept retiennent, pour le définir, deux critères. Parce que la polarisation politique renvoie à la notion de désaccord, elle désigne à la fois une concentration des opinions au sein d’un groupe et une distance entre ce groupe et les autres.


« C’est cette alliance d’homogénéité et d’hétérogénéité qui crée la polarisation, poursuit Tristan Guerra. Aux Etats-Unis, par exemple, les enquêtes montrent que les démocrates et les républicains sont de plus en plus souvent d’accord entre eux et de plus en plus souvent en désaccord avec le parti adverse – la polarisation va donc croissant. »


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Cette géographie idéologique trouve une expression graphique dans les schémas sur les préférences politiques. Les chercheurs y positionnent les individus ou les partis sur une échelle gauche-droite ou sur une échelle pour-contre telle ou telle politique publique.


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« Si tout le monde, ou presque, se trouve près du centre, la polarisation est faible, précise Jan Rovny, professeur associé au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po. Si, en revanche, une grande partie d’entre eux sont regroupés du côté du 0 ou du côté du 10, elle est forte, car les camps sont à la fois distincts et éloignés. »



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Plus qu’un penchant pour les extrêmes, la polarisation désigne donc un équilibre : elle ne mesure pas la radicalité des croyances mais le degré de conflictualité entre les citoyens. Pour qu’il y ait polarisation, une forte présence de l’extrême droite ne suffit pas – il faut aussi que le pays compte un puissant mouvement de gauche.


« En Irlande, avant les années 2000, il y avait un nombre très élevé de sympathisants d’extrême droite mais on ne pouvait pas parler de polarisation, car ce pays affichait un très fort consensus autour d’idées considérées comme de droite », précise Raul Magni-Berton, professeur de sciences politiques à l’Institut catholique de Lille.


Dissensions idéologiques

Bien que le mot « polarisation » ait une connotation péjorative, il ne constitue pas forcément une mauvaise nouvelle. Parce qu’ils croient aux vertus du pluralisme, les régimes qui se réclament du libéralisme politique protègent, voire encouragent, l’expression publique des désaccords. « La démocratie, c’est à la fois le conflit et sa régulation, l’expression des différends et l’art du compromis, analyse Bruno Cautrès, chercheur au Centre de recherches politiques de Sciences Po. Les partis ont pour fonction de trouver une issue apaisée aux tensions qui traversent la société : leur mission est donc de travailler sur les clivages – ce qui crée forcément de la polarisation. »


Cependant, point trop n’en faut, ajoute le politiste dans un sourire. Une société démocratique qui va bien, observe le chercheur Tristan Guerra, est une société « un peu » polarisée – sans plus. « Quand les opinions sont plus ou moins regroupées autour du centre, leur synthèse est facile et, surtout, elle représente un grand nombre de citoyens, renchérit le politiste Raul Magni-Berton. Quand elles sont en revanche très hétérogènes, le compromis est hasardeux : avec une courbe en U, il est difficile de trouver des points d’accord et quand on en trouve, ils représentent bien peu de monde. »


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Dans les systèmes politiques polarisés, les dissensions idéologiques sont d’autant plus fortes que les partis nourrissent les affrontements : héritée du juriste allemand Carl Schmitt, la logique partisane « ami-ennemi » constitue, selon Nicolas Sauger, professeur à Sciences Po, l’un des ingrédients fondamentaux de la polarisation. « L’éloignement idéologique compte, bien sûr, mais il n’explique pas tout, souligne-t-il. Dans certains pays, les partis, malgré leurs divergences, acceptent, au nom du principe de responsabilité, de coopérer au sein de coalitions de gouvernement. Dans d’autres, ils sont rétifs aux alliances, ce qui renforce le caractère irréductible des oppositions – et donc la polarisation. »


Du ressentiment à la haine

Quand les tensions gagnent l’ensemble de la société, quand elles érigent des frontières entre les citoyens, les chercheurs parlent, non plus de polarisation, mais de « polarisation affective ».


Apparue dans les années 1990, cette notion désigne, selon le philosophe néerlandais Bart Brandsma, une pensée du « eux et du nous » fondée sur une détestation de l’« autre ». « La polarisation affective désigne une moindre plasticité dans les positions », précise Nicolas Sauger. « Elle suppose à la fois le soutien inconditionnel à l’endogroupe et la forte hostilité à l’exogroupe », ajoute Tristan Guerra. Le différend politique fait alors place à l’antipathie, au ressentiment, voire à la haine.


Ce phénomène prospère le plus souvent dans les climats de guerre culturelle. « Les controverses sur le mariage homosexuel ou les droits des minorités raciales constituent un terreau propice à la polarisation affective, car ils créent une forte résonance entre l’identité des citoyens et les discours des partis, poursuit Tristan Guerra. Les débats économiques, qui sont des hard issues supposant des compétences, c’est-à-dire un intérêt pour la politique et une bonne connaissance des programmes partisans, sont plus difficiles à décrypter, pour les électeurs, que les polémiques sur le genre ou la race. »


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Parce que les identités sont plus figées que les convictions, parce que les charges émotionnelles sont plus puissantes que les arguments rationnels, la polarisation affective constitue souvent un danger pour les démocraties.


Dans une étude publiée en 2022, les politistes Emilie van Haute et Luca Bettarelli constatent que les électeurs « polarisés » refusent obstinément les compromis et adoptent volontiers des comportements protestataires – abstention ou vote pour des partis radicaux. Quand les camps deviennent irréconciliables, concluent-ils, les « risques d’impasse » se multiplient – notamment dans les systèmes multipartites où les gouvernements de coalition sont la règle.


« Bonnet blanc et blanc bonnet »

Souvent considérés comme l’un des berceaux de la démocratie libérale, les Etats-Unis ont été le premier grand pays à faire l’expérience de la polarisation – au point d’en devenir le symbole. Certains affirment que la tendance a émergé dans les années 1970, d’autres dans les années 2000, mais tous conviennent qu’elle a atteint son acmé pendant le mandat éruptif de Donald Trump (2017-2021). Dans ces années de guerre civile larvée, les Américains ont cessé de comparer les démocrates et les républicains à Tweedledee et Tweedledum, les deux personnages quasi identiques rencontrés par Alice dans le roman de Lewis Carroll De l’autre côté du miroir – les « bonnet blanc et blanc bonnet » américains.


Aujourd’hui, le climat souvent consensuel de la fin du XXe siècle a fait place à un mouvement de « purification idéologique », selon le mot de l’historien américain Michael C. Behrent : les démocrates centristes et les républicains modérés sont moins nombreux. « A partir des années 2000, cette polarisation des élites politiques s’est diffusée dans l’ensemble de la société, ajoute Olivier Rozenberg, chercheur au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po. Les électeurs des deux camps ont cessé de se parler, de se comprendre et de se côtoyer : aujourd’hui, les woke abhorrent les rednecks – et vice-versa. »


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La polarisation de la vie politique américaine a atteint de tels sommets qu’elle a nourri quantité d’ouvrages : le livre du journaliste Ezra Klein Why We’re Polarized (« pourquoi nous sommes polarisés », Avid Reader Press-Simon & Schuster, 2020, non traduit) est ainsi devenu un best-seller recommandé par Bill Gates et Barack Obama.


« Dans les années 2010, les travaux universitaires sur ce phénomène se sont beaucoup développés, constate le chercheur Jan Rovny. Nombre de politistes américains – je pense notamment à Jacob S. Hacker et Paul Pierson – ont démontré que l’écart entre les élites républicaines et démocrates n’avait cessé de se creuser jusqu’à l’élection, en 2016, de Donald Trump, qui a marqué l’apogée de ce mouvement. »


Obstruction parlementaire systématique

Dans La Mort des démocraties (Calmann-Lévy, 2019), Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, professeurs de science politique à Harvard (Massachusetts), attribuent la polarisation des Etats-Unis à l’abandon des deux règles implicites qui gouvernent la démocratie : la « tolérance mutuelle », qui suppose de considérer ses adversaires comme des rivaux légitimes et non comme des ennemis, et la « retenue institutionnelle », qui enjoint aux élus de ne pas abuser des outils légaux mais contraires à l’« esprit » démocratique – l’obstruction parlementaire systématique pour l’opposition et l’usage excessif du décret pour la majorité.


Alors que la polarisation politique des Etats-Unis ne fait guère de doute, celle de l’Europe – et notamment de la France – suscite infiniment plus de débats. Les dérives observées aux Etats-Unis ont-elles, au cours des dernières décennies, franchi l’océan Atlantique ? Se sont-elles invitées sur le continent européen ?


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« L’Europe a longtemps été protégée par des systèmes multipartisans qui sont moins favorables à la polarisation que le système bipartisan américain, estime le politiste Tristan Guerra. Mais, depuis les années 1980, elle connaît, elle aussi, une forte polarisation des partis – même si ce phénomène ne s’accompagne pas toujours d’une polarisation des électeurs. »


Si l’on s’en tient aux deux critères de Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, la réforme des retraites a constitué, en France, un moment de forte polarisation – au moins au sein des élites politiques. Lors du débat parlementaire, les députés ont en effet délaissé le principe de la « tolérance mutuelle », et le gouvernement comme l’opposition ont allègrement piétiné la « retenue institutionnelle » qui caractérise, selon les auteurs, l’esprit démocratique : le gouvernement d’Elisabeth Borne a usé et abusé des procédures contestées du « parlementarisme rationalisé », tandis que ses opposants s’engageaient dans une bataille d’obstruction sans merci afin de bloquer coûte que coûte le texte.


Avis partagés

Aux yeux de nombre de politistes, l’intensité de cette bataille politique ne suffit cependant pas, à elle seule, à caractériser un mouvement de polarisation en France. Il faudrait également, selon eux, que les frontières entre les forces politiques françaises soient devenues nettement plus étanches ; que la présence, au centre de l’échiquier, d’élus ou d’électeurs qui passent aisément d’un camp à l’autre ou qui défendent des stratégies de compromis se soit affaiblie et que cette logique de clans imprègne avec une même puissance les partis et leurs électeurs. La France en est-elle vraiment là ? Les avis des politistes sont partagés.


Pour Jan Rovny, l’Hexagone est en voie de polarisation : depuis plusieurs décennies, explique-t-il, la « zone de contact » entre les modérés de chaque camp ne cesse de se réduire. Les stratégies partisanes fondées sur la distinction « amis-ennemis » s’intensifient, ajoute le politiste Raul Magni-Berton. « Les élections présidentielles de 2017 et 2022 ont été marquées par une forte polarisation, renchérit Bruno Cautrès. Les finalistes incarnaient deux extrêmes opposés – l’optimisme, la confiance et l’ouverture au monde pour Emmanuel Macron ; l’inquiétude, la colère et la défense de la souveraineté nationale pour Marine Le Pen. »


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Tristan Guerra et Olivier Rozenberg, en revanche, ne sont pas convaincus qu’un vent de polarisation souffle sur la France. Le premier souligne la rareté des enquêtes longitudinales solides sur les préférences de l’électorat, le second la persistance, chez les socialistes (PS) et les membres du parti Les Républicains (LR), d’un esprit de compromis qui se manifeste lors des scrutins parlementaires.


« Les débats à l’Assemblée nationale sont d’une virulence inédite, mais le PS et LR acceptent de négocier des amendements avec la majorité, de voter des textes du gouvernement ou de s’abstenir pour qu’un projet de loi puisse passer – ce qui témoigne non d’une stratégie radicale d’opposition, mais d’une aspiration à la coopération », explique Olivier Rozenberg.


Logiques institutionnelles

Si les diagnostics des politistes sur la polarisation divergent, tous s’accordent cependant sur un constat : depuis l’avènement de la Ve République, en 1958, le paysage idéologique de la France a profondément changé.


Dans les années 1970, 1980 et 1990, la vie politique de l’Hexagone était entièrement structurée autour d’une frontière étanche séparant la droite de la gauche. Cette forte bipolarisation, souligne Olivier Rozenberg, était le fruit des logiques institutionnelles mises en place par le général de Gaulle : l’élection du président de la République au suffrage universel à deux tours et celle des députés au scrutin majoritaire « favorisent mécaniquement la bipolarisation ».


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Les élections présidentielles de 1974, 1981 et 1988 marquent, selon le politiste, l’apogée de ce mouvement. « Dans la France des années 1970 à 1990, le sentiment d’appartenance à l’un des deux camps était inscrit au cœur de toutes les identités politiques, poursuit Olivier Rozenberg. Il s’étendait même à la consommation culturelle et aux modes de vie : les fans de Michel Sardou s’opposaient à ceux de Renaud, les fans du “Bébête Show” à ceux des “Guignols de l’info”, les fans du Figaro à ceux de Libération, les fans de Thierry Le Luron à ceux de Coluche… Tout ou presque était alors lu au prisme de l’opposition droite-gauche ! »


Au cours des années 1990, cette bipolarisation vole en éclats. « Dans la foulée des débats sur le traité de Maastricht [1992], le paysage politique se fragmente peu à peu, analyse Bruno Cautrès. Au clivage classique gauche-droite sur l’économie (interventionnisme versus libéralisme) s’ajoute un clivage culturel (ouverture versus fermeture) sur l’Europe, l’immigration ou les droits des minorités, qui, souvent, ne correspond pas au premier – ce qui brouille les frontières idéologiques. Le centre droit défend ainsi l’ouverture libérale en économie, la fermeté en matière d’immigration et, parfois, le conservatisme culturel dans le domaine des mœurs. »


L’âge de la tripolarisation

Ce chevauchement des clivages a fait entrer la France dans l’âge de la tripolarisation. Aujourd’hui, les échéances électorales opposent, non plus deux camps idéologiquement cohérents qui acceptent le jeu des alliances et des alternances, mais une gauche sociale et écologique, un centre libéral et européen, et une extrême droite souverainiste et identitaire qui peinent à trouver le chemin des compromis – et des coalitions. « Trois partis peuvent actuellement accéder au second tour de la présidentielle ou des législatives, mais aucun n’obtient la majorité absolue, tous rechignent aux alliances et l’un d’entre eux, le Rassemblement national, est exclu du jeu politique », souligne Raul Magni-Berton.


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Cette épineuse équation bouscule en profondeur les équilibres de la Ve République – sans l’empêcher, pour autant, de poursuivre son bonhomme de chemin. En fournissant à l’exécutif des armes aussi efficaces que le 49.3 ou le vote bloqué, le « parlementarisme rationalisé » mis en place en 1958 masque la profondeur de la crise en permettant à des gouvernements contestés de faire voter des textes impopulaires. « Cette primauté de l’exécutif peut donner le sentiment que le pays est gouverné, poursuit Raul Magni-Berton. Mais l’ambition d’une démocratie libérale, ce n’est pas de faire aboutir coûte que coûte les projets de la majorité : c’est de conférer de la légitimité à ses décisions. »


Si la démocratie se mesure à l’aune de ce critère, l’échec politique de l’Hexagone est patent. « En instituant un exécutif puissant, en renforçant, par le biais du mode de scrutin, le parti dominant, les institutions de la Ve République ajoutent de la polarisation à un monde politique déjà polarisé, regrette le chercheur Jan Rovny. Au lieu de bâtir du consensus, ce système majoritaire nourrit les tensions et les affrontements. Ces dissensions n’empêchent certes pas le gouvernement de gouverner, comme l’a montré l’épisode des retraites, mais elles fragilisent la cohésion sociale et engendrent une grande défiance envers le parti au pouvoir et les institutions. »


Défiance envers le pouvoir

Les grandes enquêtes européennes témoignent de l’ampleur, en France, de ce climat de défiance. Ainsi l’European Survey Values (2017) montre que, dans l’Hexagone, la confiance dans les partis est nettement plus fragile que dans les autres pays d’Europe occidentale : la proportion des « défiants absolus » (ceux qui n’ont pas « du tout » confiance dans les formations politiques) y atteint des sommets (45 %) – seules la Roumanie, la Bosnie, la Croatie et l’Albanie dépassent la France. Au Danemark, en Suisse, en Finlande, en Islande, aux Pays-Bas, en Autriche et en Allemagne, ce chiffre ne dépasse pas 20 % – il chute même à 10 % en Norvège et en Suède…


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Comment sortir de ce piège qui mine, jour après jour, la démocratie française ? Comment concilier la mécanique puissamment majoritaire de la Ve République avec l’émergence de la tripolarisation ? Comment éviter d’exacerber sans relâche la polarisation, la défiance envers le pouvoir politique et l’affaiblissement de la légitimité des décisions publiques ?


Certains plaident pour le développement de la participation et de la délibération citoyennes : les conférences de consensus et les conventions composées de femmes et d’hommes tirés au sort ont en effet le mérite d’encourager la tempérance, l’argumentation et le compromis.


C’est ce qu’ont montré, en 2019-2020, la convention citoyenne pour le climat, puis, en 2021-2022, la convention sur la fin de vie. Alors que les élus locaux, les parlementaires et les partis politiques échouaient depuis des années à construire un consensus sur ces questions que l’on disait explosives, les citoyens tirés au sort sont parvenus à élaborer une feuille de route commune. Au terme de plusieurs mois de travail, 76 % des citoyens de la convention sur la fin de vie se sont prononcés en faveur d’une « aide active à mourir » et 95 % de ceux de la convention climat ont approuvé les 149 propositions présentées dans le rapport final.


Respect mutuel

Comment ont-ils réussi à élaborer des compromis qui paraissaient hors de portée de l’Assemblée nationale ou du Sénat ? D’abord parce qu’ils ont mis en place une méthode de délibération exigeante : les conventionnels ont longuement auditionné des experts, travaillé pendant des mois en séance plénière et en petits groupes, mais surtout, reporté le vote à la fin de l’exercice afin d’accorder une place prépondérante aux échanges d’argumentation. Ensuite parce qu’ils n’étaient pas prisonniers, comme les élus, des positions historiques de leurs mouvements et de la discipline de vote partisane – ce qui a engendré, au sein de ces assemblées, une qualité d’écoute et un respect mutuels qui ont rarement cours au Parlement.


Si les conventions citoyennes permettent de contenir la polarisation, les réformes institutionnelles peuvent, elles aussi, œuvrer en ce sens. Selon Jan Rovny et Raul Magni-Berton, la France devrait adopter un système politique plus « inclusif ». « Les sociétés européennes sont de plus en plus pluralistes et les paysages politiques de plus en plus fragmentés mais, au lieu de renforcer l’exécutif et de fabriquer au forceps des majorités artificielles, il vaudrait mieux que la France apprenne à “faire avec” la polarisation – c’est-à-dire qu’elle adopte un mode de gouvernement qui apaise les tensions, qui suscite l’adhésion et qui encourage le compromis », estime Raul Magni-Berton.


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L’une des pierres de cet édifice pourrait être, selon le chercheur, un changement du mode de scrutin. En accordant une forte prime aux grands partis, en écrasant les petites formations politiques, le scrutin majoritaire à deux tours, qui régit l’élection des députés, agit comme un miroir déformant. « Cette distorsion est d’autant plus préoccupante qu’elle ne cesse de s’accentuer, poursuit Raul Magni-Berton. L’écart entre le nombre de voix recueillies par un parti et le nombre de ses représentants est passé de 1,5 dans les années 1980 (20 % des inscrits obtenaient 30 % des sièges) à 4 en 2017 (15 % des inscrits obtiennent 60 % des sièges). Cette arithmétique crée des mécontentements, des frustrations et des tensions – donc de la polarisation. »

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