Commentary on Political Economy

Monday 19 June 2023

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 ÉCOLES D'INGÉNIEURS

« Je ne sais pas combien sont ces ingénieurs qui doutent, mais mon expérience me laisse penser qu’ils sont de plus en plus nombreux »

Par Séverin Graveleau

Publié hier à 17h00, modifié hier à 17h00

Temps deLecture 5 min.


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ENTRETIENDans « Lettre aux ingénieurs qui doutent », paru en mai chez L’Echappée, Olivier Lefebvre, ancien ingénieur en robotique, tente d’expliquer pourquoi, selon lui, de nombreux cadres refusent de quitter leur emploi malgré ce tiraillement entre leurs valeurs et la réalité de leur travail. Il le détaille dans un entretien au « Monde ».



Le 30 avril 2022, le discours des étudiants de l’école d’ingénieurs AgroParisTech refusant les « jobs destructeurs » qui leur étaient promis, a mis en lumière les doutes d’une partie de la profession face aux enjeux sociaux et écologiques. Mais pourquoi n’y a-t-il pas davantage d’ingénieurs qui désertent ? C’est à cette question qu’Olivier Lefebvre, lui-même ancien roboticien, essaie de répondre dans Lettre aux ingénieurs qui doutent, paru en mai chez L’Echappée (144 pages, 14 euros), une maison d’édition indépendante spécialisée dans les essais à tendance libertaire.


Le projet politique de l’ouvrage est d’ailleurs décrit par son auteur, âgé de 44 ans aujourd’hui : « Ce livre s’adresse aux ingénieurs qui doutent, dans l’intention qu’ils se reconnaissent dans les traits caractéristiques de l’ingénieur dissonant rapidement esquissés, et que par mécanisme d’identification ils envisagent eux-mêmes de franchir le seuil de leur cage. » Ces traits caractéristiques, quels sont-ils ? Entretien avec l’auteur.


Les témoignages de jeunes ingénieurs expliquant pourquoi ils désertent la profession se multiplient ces dernières années. Pourquoi vous être intéressé à ce qui retient dans le métier tous les autres qui doutent sans franchir le pas ?

Cette question s’est imposée à moi en 2019 après que j’ai quitté l’entreprise dans laquelle je travaillais en tant qu’ingénieur dans le domaine de la robotique. J’avais besoin de comprendre pourquoi tant d’anciens collègues ou amis ressentaient la même dissonance cognitive que moi entre leurs valeurs et leur travail, cette impression que leur activité professionnelle participait aux trajectoires insoutenables pour l’humain et la Terre, mais sans chercher à se libérer de cette situation, en se résignant à rester dans leur cage dorée.


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Il m’apparaissait que les freins liés au prestige social de la profession, ou encore à son confort matériel qu’il serait difficile d’abandonner, n’étaient pas suffisants pour expliquer cette résignation. Je ne sais pas combien sont ces ingénieurs qui doutent, mais mon expérience me laisse penser qu’ils sont de plus en plus nombreux, peut-être même majoritaires, à se dire ainsi que leur métier fait plus partie du problème que de la solution.


Comment, dans leur vie professionnelle, la dissonance cognitive dont vous parlez se met-elle en place et se manifeste-t-elle ?

Il ne faut en général pas discuter très longtemps avec un ingénieur pour qu’il dise avoir conscience que le développement technique, souvent d’abord au service du profit de l’entreprise pour laquelle il travaille, n’est pas neutre pour l’humain et la planète, que son métier est, en ce sens, « politique ». Nos modes de vie ont plus été transformés par le numérique et les smartphones qu’aucune loi n’aurait pu le faire, et les ingénieurs sont les artisans de cela. Mais, outre le cas de cet ingénieur dont je parle dans le livre, qui manifestait pour le climat le week-end et retournait fabriquer des avions le lundi, les expressions de cette dissonance cognitive sont souvent discrètes.


Car les ingénieurs considèrent un peu que celle-ci fait partie intégrante de leur métier. Comme une sorte de pacte tacite, quasiment inscrit dans leur contrat de travail : « Tu auras une vie confortable, des défis professionnels et techniques stimulants, des loisirs sympas, etc. ; mais le prix de cette tranquillité bourgeoise c’est que tu ne devras pas faire de vagues, ne jamais demander “pourquoi” tu dois développer ceci ou cela, mais simplement “comment”. » J’utilise à dessein l’expression de « servitude volontaire » pour qualifier ce mécanisme de soumission qui est, pour beaucoup d’ingénieurs qui doutent, la principale cause de leur résignation à rester dans leur cage dorée. Parfois même certains semblent exprimer une forme de fierté à assumer leurs dissonances…


Vous évoquez aussi dans cet ouvrage l’existence d’une « pensée ingénieur » à même d’« étouffer » les dissonances cognitives. De quoi s’agit-il ?

S’il est parfois hasardeux d’associer une tournure d’esprit à un métier sans essentialiser ses professionnels, il me semble bien qu’on retrouve chez les ingénieurs certaines manières de penser particulières. Celles-ci sont autant la conséquence de leur sélection et de leur recrutement, que de leur formation et de leur vécu professionnel. La principale est cette pensée « calculatoire » par laquelle toute décision doit être le résultat d’un calcul, et d’une approche mathématique qui est centrale dans la formation d’ingénieur.


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Modélisation mathématique d’un phénomène physique, élaboration d’indicateurs de performance, réalisation d’analyse coûts/bénéfices, etc. ; l’ingénieur est là pour tout calculer et pour optimiser un objectif final en fonction des contraintes qui lui sont posées, dans le cadre d’un raisonnement procédural, doublé d’une vision scientiste et réductionniste du réel. Celle-ci met par définition à distance les opinions et les émotions pour se fier exclusivement à une analyse qui se veut purement rationnelle. Cette manière de se couper du sensible, voire de le mépriser, empêche les ingénieurs qui doutent d’écouter leurs émotions et leurs dissonances cognitives pour éventuellement envisager d’autres modes de vie.


Certains estiment surtout qu’il est préférable et plus efficace de « changer les choses de l’intérieur »…

Pour se rassurer ou tenir malgré les conflits de valeurs, nombreux sont les ingénieurs à se concentrer sur le potentiel d’utilité sociale de leur projet, même si celui-ci est insignifiant au regard des autres applications potentiellement nuisibles. C’est ce que je faisais dans mon précédent emploi, où je développais des véhicules autonomes, en me focalisant surtout sur les potentialités en matière de transport collectif. Mais face au récit de la bifurcation, d’autres assument en effet plus ouvertement ce contre-récit du « changement de l’intérieur », socialement valorisé.


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Si cela est peut-être envisageable dans le secteur public, ou dans des entreprises qui fournissent des services ou des biens socialement utiles, c’est complètement illusoire dans les industries dont l’activité est uniquement dictée par des logiques économiques. Car seules des contraintes extérieures, et la réglementation, peuvent engager rapidement l’arrêt ou la redirection de cette activité vers des voies écologiques. Mais pour cela il faut un mouvement plus politique. J’espère un peu, avec ce livre, participer à faciliter et amplifier les bifurcations individuelles pour qu’une bifurcation collective s’opère.


Vous enseignez désormais en école d’ingénieurs. Quel peut être le rôle de ces établissements face aux doutes de la profession ?

J’enseigne sur des sujets de philosophie de la technique [dans plusieurs écoles] et je suis chargé de mission transition écologique et sociale [à l’Institut national polytechnique de Toulouse]. Je crois que les universités ou les écoles d’ingénieurs n’ont pas les mêmes contraintes économiques que des entreprises lambda, et qu’il y est possible, pour le coup, de faire évoluer les choses de l’intérieur. Elles sont devant ce dilemme de devoir amorcer et porter les sujets de transition écologique, sociale et industrielle, tout en formant leurs élèves aux compétences dont ont besoin tout de suite les entreprises.


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J’essaie de leur transmettre une pensée critique, sur le métier et ses applications, que je n’ai pas eue moi-même quand j’étais étudiant. Les sciences sociales y étaient alors encore moins développées qu’aujourd’hui. Mais je leur dis aussi : « Allez travailler dans l’industrie, dans les services », « Faites votre propre expérience et voyez si vous ressentez des conflits de valeur trop forts. »


Que dites-vous aux ingénieurs qui doutent mais qui voient toujours leur avenir dans l’ingénierie ?

Le fait de réfléchir à la mise en œuvre technique de projets, et d’incarner ainsi la science de la pratique, est formidable et doit être préservé. C’est le fait que ces compétences soient mises au service du technocapitalisme, des lois du marché et de la prédation de la nature et de l’humain, qui pose problème, et c’est bien cela qui produit de la dissonance cognitive chez certains. La question est de savoir comment on peut réorienter ces compétences pour produire ce dont nous avons vraiment besoin. Selon moi les low-tech sont un domaine passionnant, comme une nouvelle branche de l’ingénierie, et j’espère son futur. Elles posent des questions techniques difficiles à résoudre, de nature différente de celles que se pose l’ingénierie aujourd’hui, d’autant plus qu’elles s’articulent avec des questions sociales. Je considère que c’est une voie particulièrement intéressante à développer pour les ingénieurs qui bifurquent.

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