Commentary on Political Economy

Thursday 18 January 2024

 

Fausses chaînes YouTube : quand « Sophie décrypte » ou « 360 Vision » travaillent pour un réseau d’influence pro-Chine

La chaîne Sophie décrypte rassemblait près de 50 000 abonnés sur YouTube.
La chaîne Sophie décrypte rassemblait près de 50 000 abonnés sur YouTube.

« Eh bien, mes amis, vous ne devinerez jamais ce que la Chine est en train de faire : ils ont décidé de dire au revoir au bon vieux dollar américain, et ils le font avec un style tellement chinois, c’est incroyable. » La chaîne Sophie décrypte, avec sa voix synthétique, ne fait pas vraiment dans la finesse. Dans une de ses vidéos YouTube, intitulée « Alerte rouge : la Chine redéfinit les règles du jeu économique provoquant la chute des Etats-Unis », la prétendue vidéaste vante, pendant une dizaine de minutes, la stratégie économique chinoise, fustigeant les Etats-Unis et expliquant que les pays se reposant encore sur le dollar et l’achat de dettes américaines courent à leur perte. Sophie décrypte en profite pour vanter le savoir-faire chinois en matière de production technologique. « L’Amérique craint la montée technologique de la Chine », explique la voix, produite par une intelligence artificielle.

Monde connecté, Pulsations géoéconomiques, 360 Vision, Dernière Minute ou encore EcoPolitique… Le Monde a identifié une douzaine de chaînes YouTube reposant sur ce même modèle et diffusant des vidéos, souvent assez longues, faisant la promotion des intérêts chinois auprès d’un public francophone. Avec presque 50 000 abonnés, une page Facebook et plus de 2 millions de vues au compteur, Sophie décrypte – dont la chaîne est aujourd’hui suspendue – était la tête de proue de cet étrange réseau, qui tente de reprendre les codes de la plate-forme avec des vignettes accrocheuses et des titres vendeurs : « Biden signe l’arrêt de mort de l’économie US, Poutine fait trembler l’Occident, l’heure est grave », ou encore « Cri̇se en Iran ! L’Iran sanctionne les ventes de pétrole brut à la Chine ».

La ligne éditoriale de certaines chaînes, focalisée sur les intérêts de l’industrie chinoise, donne des exemples incongrus. C’est ainsi que l’on retrouve sur Horizons bâtis en Chine une vidéo titrée « La Chine domine le marché mondial des ventes de camions avec ses modèles à cabine avancée ! ». Certaines vidéos laissent la Chine de côté pour se concentrer sur des enjeux géopolitiques, comme la guerre Israël-Hamas, principalement pour mettre en avant les positions de la Russie et de l’Iran, présentés comme les protecteurs de la cause palestinienne, mais aussi pour s’en prendre aux Etats-Unis, alliés d’Israël.

Un important réseau anglophone

Créées pour la plupart au cours de la deuxième moitié de l’année 2023, ces chaînes ne donnent au mieux, comme élément de contact, qu’une adresse e-mail jetable générée pour l’occasion. La photo du profil de Sophie décrypte est volée sur Internet et la majorité de ces chaînes s’appuient sur des voix synthétiques. En réalité, elles sont le pendant francophone de « Shadow Play », nom donné à une opération d’influence pro-Chine dévoilée par le think tank Australian Strategic Policy Institute (ASPI) en décembre dernier. Ses chercheurs ont mis au jour un certain nombre de chaînes anglophones utilisant, là encore, des voix synthétiques et ayant pour principal objectif de vanter les mérites politiques et économiques de Pékin.

Le rapport de l’ASPI identifie 30 chaînes actives depuis la mi-2022 et ayant rassemblé un total de 730 000 abonnés et 120 millions de vues. Les chaînes françaises ont, pour leur part, recueilli au moins 7,2 millions de vues sur la même période, d’après les calculs du Monde. Comme le souligne l’ASPI, ces vidéos ont la particularité d’être plutôt longues, durant souvent entre huit et douze minutes, et faisant penser au format de l’essai vidéo, très populaire sur YouTube.

Les sujets abordés par les vidéos de Shadow Play correspondent à ce que Le Monde a pu observer côté français : attaques répétées contre les Etats-Unis, panégyrique presque parodique de la puissance économique chinoise, mais aussi défense de son allié russe. Si les chaînes francophones identifiées avaient un fort prisme géopolitique, traitant par exemple des tensions entre les Etats-Unis et les rebelles houthistes au Yémen, de nombreuses chaînes anglophones faisaient montre d’une obsession pour l’industrie technologique chinoise, relayant sans cesse les victoires économiques du pays dans le secteur des microprocesseurs, et dénonçant des sanctions américaines jugées inefficaces.

Les titres des vidéos s’embarrassent rarement de subtilité dans leur éloge de la Chine.
Les titres des vidéos s’embarrassent rarement de subtilité dans leur éloge de la Chine.

La qualité de production de ces vidéos est très variable. Sophie décrypte, par exemple, a été conçue quasiment comme un avatar, avec l’objectif d’en faire une personnalité crédible, et plusieurs de ses vidéos ont même été reprises par des sites ou chaînes conspirationnistes. A l’inverse, certaines chaînes anglophones identifiées par Le Monde sont de très mauvaise facture. C’est le cas de Key Tech, dont les vidéos commencent par un faux message d’annonce appelant les visiteurs à s’abonner : non seulement la voix synthétique est de très mauvaise qualité, mais la phrase, répétée à chaque nouvelle vidéo, contient deux fautes d’anglais flagrantes. Dans d’autres cas, des traces de « prompts », d’instructions données à un logiciel de génération automatique comme ChatGPT, ont été oubliées dans les textes publiés sous les vidéos. Parfois, la conception semble faire intervenir des sous-traitants. C’est ainsi que l’on peut parfois retrouver des liens d’affiliation dans certaines descriptions, ou encore des vignettes réalisées par des indépendants sur des sites de microservices comme Fiverr.

Par ailleurs, toutes les chaînes appartenant à ce réseau d’influence n’ont pas été conçues de la même manière. Si certaines sont créées de toutes pièces, d’autres sont soit reprises à des internautes, soit piratées. C’est ainsi qu’une des chaînes du réseau a diffusé, au fil des mois, des conseils de séduction, puis des contenus sur l’Allemagne nazie, puis enfin des vidéos sur la Chine et ses alliés. D’autres chaînes identifiées par Le Monde sont présentées par YouTube comme créées il y a plusieurs années, mais leur activité visible ne commence qu’en 2022, ce qui laisse penser qu’un changement de propriétaire et un rebranding (changement de l’identité d’une marque) ont eu lieu.

Un exemple de chaine anglophone récupérée puis réutilisée dans le cadre de la campagne Shadow Play.
Un exemple de chaine anglophone récupérée puis réutilisée dans le cadre de la campagne Shadow Play.

Une modération limitée

A la suite de la publication de l’ASPI, YouTube a modéré la majorité des chaînes anglophones mentionnées dans le rapport, ainsi qu’au moins une chaîne en espagnol. Les vidéos francophones repérées par Le Monde n’avaient cependant, quant à elles, pas été détectées par la plate-forme. Surtout, il a été possible de retrouver, en utilisant certains mots-clés, une quinzaine d’autres chaînes anglophones créées avant la publication du rapport et n’ayant pas été modérées par YouTube. Ces dernières sont toujours actives. Le Monde a contacté YouTube, transmettant une liste de huit chaînes francophones suspectes, et demandant des précisions à l’entreprise. Consécutivement à ce signalement, la plate-forme a supprimé sept des huit chaînes concernées mais n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Qui se cache derrière cette campagne d’influence ? Aucune attribution sûre n’a pu être faite, ni par les chercheurs australiens, ni par Le Monde. Au cours de l’enquête, les rares éléments d’identité rattachés à ces chaînes (noms de domaine, adresses e-mail) semblaient plutôt liés à des sous-traitants qui interviennent dans la chaîne de production de ces contenus mais n’en sont pas les commanditaires.

Comme l’affirme le rapport de l’ASPI, le mode opératoire de ce réseau ne présente pas de liens techniques évidents avec de précédentes campagnes d’influence attribuées à l’Etat chinois. En revanche, le think tank australien note qu’il est très probable que ces chaînes YouTube soient tenues par un acteur privé. Le rapport note ainsi que la sous-traitance régulière dans la production des contenus se situe dans la lignée de précédentes opérations d’influence pro-Chine menées par des entreprises privées.

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