Commentary on Political Economy

Saturday 20 January 2024

 

Le « modèle Bukele » : la tentation de l’autoritarisme en Amérique latine

A prisoner is being held as police officers inspect cells and inmates belongings, as El Salvador conducts exhaustive prison raids as part of territorial control plan, in El Salvador, January 10, 2024, in this screen grab taken from a handout video. El Salvador Presidency  /Handout via REUTERS    THIS IMAGE HAS BEEN SUPPLIED BY A THIRD PARTY
PRESIDENCE DU SALVADOR VIA REUTERS

Temps de

Lecture 4 min.

  • Offrir l’article

DécryptageL’Equateur a lancé une guerre contre les gangs criminels, copiant les méthodes drastiques qui ont valu au président salvadorien une écrasante popularité.

Des dizaines de détenus le corps couvert de tatouages, en caleçon, assis par terre en rangs serrés, mains sur leur crâne rasé : le président du Salvador, Nayib Bukele, a pris l’habitude, ces dernières années, de diffuser ces mises en scène dans les prisons de son pays pour promouvoir sa politique de main de fer contre les gangs. En ce début janvier, pourtant, ces images ne provenaient pas du Salvador, mais d’Equateur.

Après l’explosion de violence qui a secoué ce pays entre le 8 et le 10 janvier, son tout nouveau président, Daniel Noboa, a adopté des mesures drastiques copiées sur celles de son homologue centraméricain : état d’urgence, militarisation des rues et des prisons, arrestation de centaines de jeunes tatoués, construction de centres pénitentiaires de haute sécurité, et ce, a annoncé le président, par les mêmes ingénieurs que ceux qui ont conçu une « méga prison », inaugurée en février 2023 au Salvador. « Ceci est une guerre contre le terrorisme », a répété à maintes reprises le jeune chef d’Etat, rappelant là encore la « guerre contre les gangs » lancée deux ans plus tôt par Nayib Bukele.

Le président salvadorien est, de fait, devenu une référence dans toute la région. « Nous avons besoin d’au moins deux Bukele », avait affirmé feu le premier vice-président du Congrès péruvien, Hernando Guerra Garcia (droite populiste), alors que le maire de Lima, Rafael Lopez Aliaga (extrême droite), vantait « le miracle Bukele ». Au Guatemala, pas moins de trois candidats à la présidentielle, dont Zury Rios (extrême droite), avaient promis d’adopter le modèle salvadorien.

Lire aussi :

Certains ont déjà joint le geste à la parole. Au Paraguay, le président Santiago Peña (droite) a reconnu s’être inspiré de Nayib Bukele en lançant, fin décembre 2023, une opération militaire dans la prison de Tacumbu, à Asuncion, avec les mêmes images de détenus en caleçon. « Bukele a été à l’origine d’un changement radical et ça a puissamment attiré notre attention », a-t-il expliqué lors d’un entretien à la chaîne CNN en Español. En Equateur, le prédécesseur de Daniel Noboa, Guillermo Lasso (droite), avait lui-même décrété une vingtaine de fois l’état d’urgence entre 2021 et 2023 et lancé l’armée dans les rues.

Les rues largement pacifiées

Mais en quoi consiste exactement le « modèle Bukele » ? En mars 2022, face à une sanglante vague d’homicides (87 assassinats en un week-end), le président salvadorien avait décrété un « régime d’exception » et déclaré la « guerre », suspendant une série de libertés individuelles. Les placements en détention ont pu se faire sans mandat et de nombreuses personnes ressemblant à des membres de gangs, parfois sur la foi d’un simple tatouage, ont été arrêtées. Une prison pour 40 000 personnes a été construite en un temps record. Plus de 75 000 personnes ont été incarcérées, soit 1 % de la population du pays. L’état d’exception, renouvelé vingt-deux fois, est devenu la règle.

Le résultat est sans appel : les rues ont été pacifiées et la population a pu renouer avec une vie normale. Selon les chiffres officiels, le taux d’homicides est passé de 36 à 2,4 pour 100 000 habitants entre 2019 et 2023. Traumatisés par les violences que trente années d’alternance entre les deux partis traditionnels n’ont pas su résoudre, les Salvadoriens ont fait de Nayib Bukele leur idole : sa popularité atteint 90 %, et il devrait être réélu haut la main le 4 février. Ses petits arrangements avec la Constitution, qui interdit la réélection immédiate, ont suscité l’indifférence.

Lire l’analyse :

Pas étonnant, dans ce contexte, que de nombreux dirigeants, et pas seulement de droite, rêvent de dupliquer son modèle. Ainsi au Honduras, la présidente Xiomara Castro (gauche), longtemps opposée à la militarisation du maintien de l’ordre, a elle aussi décrété l’état d’urgence en décembre 2022 – reconduit depuis lors –, puis déployé l’armée dans les rues et les prisons et annoncé la construction de deux centres pénitentiaires de haute sécurité. « Le problème de la violence dépasse les idéologies et les clivages politiques, souligne Kevin Parthenay, professeur de science politique à l’université de Tours. Elle est un élément structurant dans les sociétés latino-américaines, qui empêche la population de vivre sereinement. Une réponse claire est attendue, quels qu’en soient les moyens. »

Capture d’écran d’une vidéo diffusée par la présidence du Salvador, montrant une opération d’inspection de cellules dans une prison, le 10 janvier 2024.
Capture d’écran d’une vidéo diffusée par la présidence du Salvador, montrant une opération d’inspection de cellules dans une prison, le 10 janvier 2024. PRESIDENCE DU SALVADOR VIA REUTERS

« Respecter le droit international humanitaire »

Qu’importent les dérives pourvu qu’on ait la sécurité, semblent dire les Salvadoriens. Et elles sont nombreuses : détentions arbitraires, isolement des détenus, audiences de centaines de prévenus à la fois, traitements inhumains… Selon l’ONG Socorro, 220 personnes sont mortes en détention depuis 2022. Sans compter les atteintes à l’Etat de droit par un exécutif de plus en plus autoritaire, qui contrôle tous les pouvoirs et persécute fonctionnaires, magistrats ou journalistes trop critiques.

Le Monde Application

Pour Tiziano Breda, expert sur Amérique latine au sein de l’ONG Acled, « l’Equateur a l’air de prendre plutôt le même chemin que le Honduras ». Dans ce pays, les mêmes ingrédients n’ont pas eu les mêmes effets et le « modèle Bukele » s’y épuise, alors que, contrairement à son voisin, Xiomara Castro ne dispose pas de la majorité au Congrès, et que le paysage de la criminalité est très différent de celui du Salvador.

« Un faux dilemme »

Il n’empêche, les populations latino-américaines réclament de plus en plus des politiques de main de fer, en faisant explicitement référence au président salvadorien. « Bukele, qui a su se vendre médiatiquement à travers des influenceurs, youtubeurs…, se présente comme un modèle à exporter, alors que l’on assiste dans la région à un épuisement de la démocratie, à des dérives autoritaires et au retour d’idées fascistes où le principe même des droits humains est remis en cause », affirme Jeannette Aguilar, spécialiste des thèmes de sécurité au Salvador.

Lire aussi |

A peine 48 % des Latino-Américains soutiennent encore la démocratie, selon la dernière enquête Latinobarometro. Pire : 54 % estiment qu’ils n’auraient aucun problème à ce qu’un gouvernement non démocratique arrive au pouvoir du moment qu’il résout les problèmes. « Bukele a enfermé le pays et la région dans un faux dilemme, comme si les citoyens devaient choisir entre sécurité et droits humains », regrette Juanita Goebertus, directrice de la division Amériques de l’organisation Human Rights Watch.

Et ses méthodes sont plébiscitées même dans les pays considérés comme les plus sûrs du sous-continent, comme le Costa Rica, l’Argentine ou le Chili, à mesure que la violence s’y aggrave. « Il existe une culture démocratique qui va contenir cette demande populaire, tempère Tiziano Breda. Mais sans alternative efficace et si la situation sécuritaire continue d’empirer, cette demande augmentera. »

No comments:

Post a Comment