Commentary on Political Economy

Sunday 28 January 2024

 

« La gauche, à force de prétendre que l’immigration est un faux problème, se condamne à assister en spectatrice à de redoutables batailles »

« Il n’y a pas de plus grave problème que celui de la main-d’œuvre étrangère », écrivait Jean Jaurès à la « une » de L’Humanité du 28 juin 1914, un mois avant d’être assassiné. Se référer aujourd’hui à la sentence du grand dirigeant ouvrier à la veille de la première guerre mondiale, dans un contexte politique lointain, peut sembler anachronique. Pourtant, cette phrase résonne comme un rappel à l’ordre à l’heure où les silences de la gauche sur l’immigration renvoient à sa coupure avec les classes populaires happées par l’extrême droite. D’autant que sonnent étonnamment actuelles les orientations du leader de la gauche d’alors : « assurer la liberté et la solidarité au prolétariat de tous les pays »« pourvoir aux nécessités de la production nationale qui a souvent besoin (…) d’un supplément de travailleurs étrangers » et « empêcher le patronat » d’utiliser ces derniers pour « évincer du travail les ouvriers français et avilir leurs salaires ».

Lire aussi |
Article réservé à nos abonnés

La piqûre de rappel de Jaurès sur une vision « de gauche » du contrôle de l’immigration, conciliant internationalisme et défense des prolétaires, n’est pas inutile après la décision du Conseil constitutionnel qui a taillé en pièces la loi sur l’immigration. Si cette censure partielle traduit d’abord le cynisme d’un exécutif laissant aux juges le « sale boulot » d’annuler des dispositions dont il mettait lui-même en avant l’inconstitutionnalité, si cette pantalonnade est pain bénit pour l’extrême droite, pour sa dénonciation du « gouvernement des juges contre le peuple » et de la Constitution « qui empêche de maîtriser l’immigration », l’épisode marque aussi une défaite cinglante pour la gauche, dont l’impuissance à peser sur les débats est patente.

Ni le trompe-l’œil de la décision des neuf juges de la Rue de Montpensier, qui invalide des mesures dénoncées à gauche, ni les modestes manifestations contre une « loi raciste » ne sauraient masquer la mise à l’écart des progressistes sur un sujet – l’immigration – où ils ont longtemps donné le « la ». En déposant une motion de rejet, en la votant avec l’extrême droite, le 11 décembre 2023, et en exultant après son adoption, alors qu’elle ouvrait un boulevard à la droite xénophobe, la plupart des députés de gauche ont surtout manifesté le lâche soulagement d’avoir évité un débat sur lequel ils sont eux-mêmes divisés et ont perdu pied.

Politiques d’« intégration » prises en étau

Il serait temps, pourtant, d’assumer le constat posé voilà plus d’un siècle par Jaurès sur les enjeux économiques et sociaux – et pas seulement moraux, culturels ou identitaires – de l’immigration. Depuis la fin du XIXe siècle, tous les mouvements hérités du marxisme et se réclamant de la classe ouvrière ont navigué entre l’idée de solidarité internationale, portée par l’idéal d’un monde sans frontières et donc ouvert aux migrations, et la protection des travailleurs français contre l’« armée de réserve » du capital, autrement dit les étrangers introduits par les patrons pour tirer vers le bas les salaires, diviser et affaiblir le prolétariat.

Lire aussi |
Article réservé à nos abonnés

Le tournant de la rigueur de 1983 et le triomphe de la dérégulation ont ensuite achevé l’idée de contrôler l’immigration. Au prisme social qui présente les immigrés comme des travailleurs surexploités s’est substituée une vision morale et culturelle mettant en avant leurs droits en tant que minorités, notamment sur le plan religieux. Quant aux politiques d’« intégration », elles se sont trouvées prises en étau, dénoncées comme trop généreuses par l’extrême droite, et comme « postcoloniales » par une partie de la gauche.

Mettre à plat les désaccords

La note de la Fondation Jean Jaurès met en cause cette « idéologie sans-frontiériste à la française » qui « refuse d’articuler la question migratoire et la question sociale », conduit à considérer l’immigration « comme un droit » et exacerbe les identités. « Le FN n’a plus qu’à ramasser la mise », conclut le document, qui relie de façon assez convaincante la montée du vote populaire en faveur de l’extrême droite à cet abandon de la lecture économique et sociale de l’immigration.

A force de laisser entendre que le débat sur la maîtrise de l’immigration n’est qu’une invention de la droite pour détourner les électeurs des véritables problèmes du pays, voire pour stigmatiser les musulmans, à force d’ignorer que leurs propres électeurs sont favorables à des mesures restrictives, nombre d’élus et d’observateurs de gauche agissent comme s’ils ignoraient des questions qui ont taraudé des générations de leurs prédécesseurs et mettent à l’épreuve aujourd’hui tous les gouvernements européens.

Si l’émoi provoqué par le ralliement de la droite à l’extrême droite, par le charivari de la loi Darmanin et les manœuvres du président de la République pouvait avoir un effet positif, ce serait d’engager la gauche à mettre à plat ses désaccords, à sortir du déni sur le contrôle de l’immigration qu’elle a pratiqué lorsqu’elle était au pouvoir, à repenser les liens entre politique migratoire, défense des droits sociaux et relations avec les pays d’émigration. Sauf à se condamner à assister en spectatrice affolée aux redoutables batailles à venir sur le rôle de l’Union européenne et la défense des principes républicains inclus dans la Constitution.

Lire aussi l’entretien :
Article réservé à nos abonnés

No comments:

Post a Comment