Commentary on Political Economy

Tuesday 19 March 2024

 A Cuba, face aux pénuries, la colère grandit contre le régime

Les habitants de l’île manifestent en réaction aux longues coupures d’électricité et à la difficulté de se procurer des produits de base

Sandrine Morel

MADRID- correspondante

De nouveau privés d’électricité, durant plus d’une douzaine d’heures cette fois-ci, des centaines de Cubains ont bravé le régime et laissé exploser leur colère, dimanche 17 mars, dans le sud-est de l’île des Caraïbes. Dans la rue, à Santiago de Cuba, la deuxième ville du pays, et à Bayamo (province de Granma) ils ont scandé « De la nourriture et du courant », comme en témoignent des vidéos compilées par les médias indépendants 14ymedioDiario De Cuba ou El Toque.

« Liberté », « plus de blabla », ont-ils aussi réclamé lors de ces protestations rapidement devenues virales sur les réseaux sociaux de la diaspora. « Patria y vida », pouvait-on entendre sur certaines vidéos : « la patrie et la vie », titre d’une chanson écrite par des opposants au régime – dont l’un, Maykel Osorbo, est en prison – qui prend le contre-pied du slogan castriste « la patrie ou la mort ». La nuit, des concerts de casseroles se sont fait entendre à Santa Clara, près de Matanzas, dans l’Ouest. Des arrestations ont été filmées, sans qu’un bilan ait pu être dressé par les organisations de défense des droits humains.

« Les gens ont faim, il n’y a presque rien à manger et les coupures d’électricité signifient que le peu qu’ils ont dans leur frigo va pourrir, explique la journaliste Luz Escobar, exilée à Madrid depuis un an et demi. Pour calmer la colère, à Santiago, les autorités locales ont apporté un camion de riz et un de lait. Mais cette colère ne va pas s’éteindre, car les gens ont perdu l’espoir et la faim a tué la peur… »

Depuis des semaines, le malaise grandissait dans la société cubaine, confrontée à de graves pénuries. En février, plusieurs villes ont prévenu la population que les rations de lait, prévues dans les libretas – les carnets d’approvisionnement censés garantir aux habitants des rations minimales de nourriture à très bas prix –, sont dorénavant réservées aux moins de 14 ans. Quant au reste, riz, poulet, farine ou sucre, ces produits de base sont de plus en plus souvent manquants. Il faut patienter des jours durant et faire des queues interminables pour avoir une chance de s’en procurer.

Sur le marché dit « informel », le salaire minimum, de 2 100 pesos (80 euros), ne suffit pas à acheter une boîte d’œufs. Fin février, le gouvernement a dû demander l’aide du Programme alimentaire mondial pour garantir l’approvisionnement en lait en poudre des enfants de moins de 6 ans.

« Plusieurs personnes ont exprimé leur désaccord avec la situation du service électrique et la distribution des aliments », a reconnu, dimanche soir, le président cubain, Miguel Diaz-Canel, sur le réseau social X, tout en cherchant à minimiser la portée de la protestation et à discréditer les manifestants. « Ce contexte est utilisé par les ennemis de la révolution, à des fins de déstabilisation », a-t-il ajouté, attribuant les troubles aux « terroristes basés aux Etats-Unis », qui cherchent à « incendier les rues de Cuba » et à « semer le chaos ».

Accords avec la Russie

Lundi 18 mars au matin, signe de nervosité, il a de nouveau publié sur les réseaux sociaux des messages contre l’embargo des Etats-Unis, en vigueur depuis 1962, ainsi que des images de Fidel Castro, assorties d’anciennes consignes révolutionnaires. Les principaux médias d’Etat avaient programmé dans la soirée, à la télévision et à la radio, une « table ronde » sur « les Etats-Unis, la mafia de Miami et les campagnes anticubaines ».

Depuis l’épidémie de Covid-19, une grave crise économique sévit à Cuba. Le tourisme a chuté, privant le pays de précieuses devises. Le Venezuela, lui aussi en proie à des difficultés, a réduit ses livraisons de fioul et de diesel, indispensables à la production de 95 % de l’électricité sur l’île, au tiers de ce qu’il livrait jusqu’à présent.

La moitié des huit centrales thermoélectriques du pays ont plus de quarante ans et accumulent les pannes. En récession, le pays connaît en outre une forte inflation (30 % officiellement). Le 1er mars, le gouvernement a multiplié par cinq le prix de l’essence dans le cadre du plan d’austérité dévoilé en décembre 2023.

Afin d’essayer de redonner un peu d’oxygène à l’île, le 15 mars, le vice-premier ministre cubain, chargé du commerce extérieur et des investissements étrangers, Ricardo Cabrisas, s’est rendu à Moscou, dans la foulée d’un déplacement en Turquie. Il a scellé de nouveaux accords avec le gouvernement russe afin d’obtenir un nouveau prêt, d’un montant non dévoilé, pour acquérir des produits pétroliers, du blé et des engrais, et de permettre l’installation d’une centaine d’entreprises russes. En février, le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, s’était déjà rendu à La Havane. Les liens commerciaux avec la Chine se resserrent aussi, sans parvenir à soulager la crise.

Les manifestations de dimanche traduisent le désespoir de nombreux Cubains, descendus dans la rue en dépit de la répression. Personne, sur l’île, n’a oublié le millier d’arrestations qui ont suivi les protestations du 11 juillet 2021 à La Havane et dans une cinquantaine de villes. Trois ans plus tard, des centaines de personnes purgent encore des peines très sévères, allant jusqu’à vingt-cinq ans de prison. Les jeunes, eux, ont massivement choisi l’exode. Selon les chiffres du bureau des frontières des Etats-Unis, près de 500 000 Cubains ont quitté l’île entre 2022 et 2023, sans compter ceux qui ont pris le chemin de l’Europe, soit près de 5 % de la population.

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