Commentary on Political Economy

Wednesday 20 March 2024

L’Europe doit se donner les moyens de lutter contre le projet impérialiste et anti-occidental de Vladimir Poutine

En plus du soutien à l’Ukraine, les pays européens doivent renforcer leur poids au sein de l’OTAN et mener une politique militaro-industrielle ambitieuse face à la guerre hybride que mène la Russie, estime ce membre du Collectif Télémaque

La guerre en Ukraine entre dans sa troisième année. Ce conflit, que le maître du Kremlin présentait comme une « opération spéciale » dont la durée ne devait pas excéder trois jours, s’est mué en une guerre de positions. Un camouflet qui n’est pourtant pas une défaite pour la Russie, qui a les moyens politiques, militaires et humains de mener une guerre d’usure quand, de son côté, l’armée ukrainienne reste largement tributaire des aides occidentales pour son matériel militaire et compte un nombre de soldats mobilisables très largement inférieur.

Dans ces conditions, l’Europe doit poursuivre sa contribution à l’effort de guerre ukrainien dans la durée. Car de deux choses l’une : soit l’Europe réduit son soutien et la Russie finira par gagner la guerre ; soit l’Europe l’accélère et la guerre se poursuivra – possiblement sous la forme d’un conflit gelé – jusqu’à ce que le rapport de force permette enfin des discussions sérieuses avec Moscou. Dans ce cas de figure, le seul raisonnable, l’aide de l’Europe à l’Ukraine devra s’inscrire dans le temps long.

Au-delà de la guerre en Ukraine, l’Europe doit également répondre de manière énergique à la guerre hybride que mène la Russie contre ses intérêts directs, en particulier dans le cyberespace, qu’il s’agisse d’attaques visant ses entreprises et ses administrations ou de manœuvres de désinformation. Cette guerre, qui ne dit pas son nom mais qui menace les démocraties occidentales en leur cœur, nécessite également des moyens technologiques et humains pour mener la contre-offensive. Au fond, l’Europe doit se donner les moyens de lutter contre le projet impérialiste et anti-occidental de la Russie de Vladimir Poutine.

Définir une doctrine de défense

S’agissant de sujets militaires et stratégiques, la question qui se pose immédiatement à tout responsable européen est la suivante : dans quel cadre l’Europe peut-elle assurer le plus efficacement sa sécurité ? Si les sensibilités varient d’un pays à l’autre, il ne fait aucun doute que l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), seule alliance militaire occidentale opérationnelle, reste le cadre de référence et la meilleure garantie de sécurité à ce jour. La Finlande et la Suède l’ont bien compris, qui viennent d’intégrer l’Alliance (respectivement en 2023 et 2024), rompant ainsi avec une longue tradition de neutralité.

Toutefois, l’attitude des Etats-Unis pose question. Ces derniers – principaux leaders et contributeurs de l’Alliance – se détournent ostensiblement des enjeux européens, qui passent désormais au second plan, loin derrière la rivalité stratégique avec la Chine. En outre, l’hypothèse d’une réélection de Donald Trump à la Maison Blanche précipiterait ce mouvement, qui semble cependant inexorable. L’Europe doit donc renforcer son poids au sein de l’OTAN, pour peser davantage sur l’agenda de l’Alliance et en renforcer le « pilier européen ». Cela nécessite notamment un accroissement des budgets nationaux consacrés à la défense, objectif fixé par l’organisation en 2006.

En parallèle, l’Europe doit rechercher les voies et moyens d’une plus grande autonomie militaire et stratégique pour être capable de riposter, dans le cadre strictement européen, à des agressions de différentes formes et intensités. Cela passe par des capacités de production d’armes et de munitions supérieures, permettant – c’est la priorité absolue – un soutien militaire à l’Ukraine et un réarmement de l’Europe ; par des capacités de coordination renforcées à l’échelon européen en matière de défense et de renseignement ; et aussi par la définition d’une doctrine de défense européenne, au-delà de l’article 42 du traité de l’Union européenne (UE).

Le réalisme politique oblige à considérer ces efforts non seulement dans le cadre de l’OTAN, mais également au-delà. Car les pays européens ne peuvent plus remettre leur sécurité et leur souveraineté entièrement entre les mains d’un allié qui ne place plus les enjeux européens de la guerre froide au cœur de ses priorités. « Méfions-nous des alliances qui oublient les causes qui leur ont donné naissance », nous rappelle Gérard Araud dans son livre Histoires diplomatiques. Leçons d’hier pour le monde d’aujourd’hui (Grasset, 2022).

Réarmer les pays européens

Pour donner crédit à ces orientations, des efforts en matière de politique industrielle doivent être consentis. Sans parler d’économie de guerre, une politique militaro-industrielle européenne ambitieuse doit voir le jour. Celle-ci permettra de réarmer les pays européens, qui ont notoirement sous-investi dans ce secteur au cours des dernières décennies.

Pour financer cette nouvelle ambition, plusieurs pistes sont envisageables : la première consiste à utiliser les avoirs russes gelés depuis le début du conflit. Si cette solution présente des difficultés juridiques et politiques réelles, plusieurs options méritent toutefois d’être étudiées : l’utilisation des intérêts et dividendes générés par ces avoirs et/ou l’utilisation de ceux-ci comme collatéral à des prêts. Une deuxième piste consiste à proposer un financement par emprunt commun en incluant un volet « défense » au plan de relance européen. Enfin, une troisième option serait d’exclure les investissements militaires des dépenses comptabilisées dans les règles du pacte de stabilité et de croissance. Ces trois pistes pourraient naturellement se cumuler.

Jouer l’« ambiguïté stratégique » sans disposer des moyens militaires qui confèrent à cette doctrine toute sa force est inutile. Revendiquer le leadership européen sur les questions de défense sans faire sa part en termes de livraison d’armes et de munitions est inconséquent. Au-delà des cavaliers seuls qui fragilisent les positions communes, l’Europe doit pleinement assumer ses responsabilités envers l’Ukraine et définir une politique de sécurité et de défense adaptée au contexte tragique du retour de la guerre sur le Vieux Continent. C’est désormais une question existentielle.

Philippe Sabucoest membre du Collectif Télémaque, qui regroupe des universitaires, des cadres de la fonction publique et du secteur privé, et qui a publié « La Gauche du réel. Un progressisme pour aujourd’hui » (L’Aube, 2019)

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