Commentary on Political Economy

Tuesday 19 March 2024

 En Roumanie, la percée des « partis Facebook »

Des formations prorusses ou nationalistes séduisent en misant sur la provocation et les discours antisystème

Jean-Baptiste Chastand

BUCAREST- envoyé spécial

Achaque fois, le même scénario se produit. George Simion surgit dans un événement où on ne l’a pas invité. Il dégaine son téléphone, déclenche la caméra, se branche en direct sur Facebook et commence à hurler des slogans contre les « globalistes », les « sorosoïdes » (formule censée désigner le philanthrope américain George Soros, qui fait régulièrement l’objet d’attaques antisémites) ou la « dictature néomarxiste ». Si un policier tente de le calmer ou de le retenir, il en rajoute en s’insurgeant contre ceux qui s’en prennent aux « enfants de la Roumanie ».

Volume poussé au maximum, ce spectacle peut durer des heures et attirer des dizaines de milliers de Roumains sur Facebook. L’une des dernières cibles de M. Simion était Ursula von der Leyen. Présente à Bucarest, le 6 mars, pour le congrès du Parti populaire européen, sa formation, la présidente sortante de la Commission européenne a dû faire face à une manifestation de centaines de personnes, menée par ce solide brun portant une casquette à la gloire de Donald Trump et criant « Dehors, Pfizer Ursula », en référence au vaccin anti-Covid, honni par ce conspirationniste, qui estime que « Bruxelles est une nouvelle URSS ».

Ces happenings valent à M. Simion, 37 ans, d’être devenu en quelques années la personnalité politique la plus influente du Facebook roumain, avec plus de 1 million d’abonnés. Cet ancien supporteur de foot ultra, qui a fondé, en 2019, son parti de droite nationaliste et conspirationniste, Alliance pour l’unité des Roumains (AUR), a vu sa popularité exploser grâce à ses messages anticonfinement et antivax pendant l’épidémie de Covid-19, d’abord sur Facebook, puis de plus en plus sur TikTok.

Convertir les likes en bulletins

« Il est devenu un des plus grands propagateurs de fake news de Roumanie, en particulier sur l’Union européenne [UE], avec une machinerie extrêmement bien huilée », constate Elena Calistru, présidente de l’association de lutte contre la désinformation Funky Citizens, encore traumatisée par la façon dont M. Simion a débarqué, téléphone au poing, dans une récente conférence à laquelle elle participait. « Il a fait basculer le débat public dans un niveau d’agressivité sans précédent. »

Alors que la Roumanie s’apprête à vivre une année électorale dense, avec les élections européennes le 9 juin, couplées à des élections locales, puis des scrutins présidentiel et législatif à l’automne, ce parti, qui électrise toute la scène politique roumaine, pourrait bien convertir ses millions de likes en bulletins. Les sondages le créditent d’environ 20 % des voix, soit 11 points de plus qu’aux législatives de 2020.

Si l’on y ajoute les 5 % à 10 % attribués à une dissidente d’AUR, Diana Sosoaca, qui a fondé son propre parti, nommé « SOS » et défendant des positions franchement prorusses, ce sont près de 30 % des Roumains qui pourraient donner leurs voix à des formations profondément critiques du soutien à l’Ukraine. Les succès de ces « partis Facebook » démontrent toutes les limites du Digital Services Act de l’UE, un texte entré en vigueur en août pour forcer, en théorie, les plates-formes à lutter plus fortement contre la désinformation, notamment prorusse.

Pour autant, Remus Stefureac, directeur de l’institut de sondage Inscop Research, estime « quasi impossible » que la Roumanie, qui entretient une politique étrangère invariablement pro-occidentale depuis la chute du communisme, bascule dans le camp prorusse, sur le modèle de la Hongrie ou de la Slovaquie : « 70 % des Roumains restent pro-UE et pro-OTAN », rappelle-t-il, pointant l’histoire d’une nation qui s’est construite dans la résistance à l’impérialisme russe.

Sans compter que « les principaux partis rejettent, pour l’instant, toute idée de coopérer avec AUR et SOS ». Le Parti social-démocrate (PSD, centre gauche) et le Parti national libéral (PNL, centre droit), qui gouvernent actuellement en grande coalition, ont annoncé leur volonté de concourir ensemble aux élections européennes. « Même si on ne s’aime pas [avec le PNL], il est important, pour l’Europe et pour le monde, de continuer d’assurer la stabilité à la frontière avec l’Ukraine, défend Sorin Grindeanu, vice-président du PSD et ministre des transports. Car, si on n’aide pas l’Ukraine, on aura la Russie à notre frontière. Peut-être que Viktor Orban veut ça, mais pas nous. »

Pour éviter d’offrir une tribune aux provocations d’AUR, le premier ministre (PSD), Marcel Ciolacu, évite même désormais de se montrer au Parlement. « La dernière fois, Simion s’est planté devant le pupitre [du premier ministre] et lui a hurlé dessus en filmant avec son téléphone », déplore M. Grindeanu. Même crainte avec Mme Sosoaca, avocate de profession, « qui a une voix qui porte tellement qu’elle peut couvrir celle de l’orateur depuis l’autre bout de l’Hémicycle », même quand il s’agit de l’immense salle plénière de l’écrasant Palais du peuple, construit en plein cœur de Bucarest par l’ancien dictateur Ceaucescu. « S’ils veulent le cirque, qu’ils aillent au cirque », tranche le ministre.

L’UE, la cible favorite

Cette stratégie de la provocation sur Facebook est assumée par AUR. « Elle nous fait de la publicité sans avoir rien à payer », explique Dan Tanasa, député et porte-parole du parti. Commercial de profession, ce dernier s’est lancé en politique en se battant dans les années 2010 contre les droits de la minorité hongroise de Roumanie, avant de rejoindre AUR en 2020. Comme beaucoup de nationalistes roumains, il a mis de côté ses critiques anciennes contre ses rivaux historiques hongrois, pour aujourd’hui qualifier le premier ministre magyar, Viktor Orban, de « modèle de patriote ». Comme lui, sa cible favorite est la « classe communiste et globaliste qui dirige l’UE » que AUR rêve de renverser tout en se gardant bien de demander un « Ro-exit », une sortie de l’UE de la Roumanie.

« On veut revenir à l’UE des pères fondateurs », plaide plutôt M. Tanasa, répétant un message qui porte auprès d’une partie des Roumains, notamment ceux de la diaspora, qui ont encore le sentiment d’être des Européens de seconde zone : « Nous n’avons plus d’industrie, nos terres agricoles ont été vendues aux étrangers et le seul espoir des jeunes est de fuir vers l’Europe de l’Ouest. Or, nous ne pensons pas que l’avenir de cette nation soit d’aller ramasser des asperges en Allemagne. »

« Ce qui rend ces partis attractifs n’est pas tant leur discours sur l’Ukraine que leur agenda antisystème et anticorruption », insiste le sondeur Remus Stefureac. Mais, derrière ce message antiélite, classique pour un parti populiste, AUR joue aussi sur un discours irrédentiste, qui sert les intérêts de Vladimir Poutine. Avant d’entrer en politique, M. Simion s’est ainsi fait connaître pour son combat pour la Grande Roumanie, lorsque les frontières du pays incluaient, à l’entre-deux-guerres, la Moldavie et une partie du sud de l’Ukraine actuelle. « La Moldavie est un Etat artificiel » dirigé « par une marionnette », défend M. Tanasa, assumant sa volonté de revenir aux frontières d’avant 1940.

Ces déclarations énervent particulièrement en Ukraine et en Moldavie, deux pays où M. Simion est banni par les autorités. En revanche, elles suscitent un vif intérêt à Moscou où les cercles proches de Vladimir Poutine agitent régulièrement l’idée de dépecer l’Ukraine en cas de victoire. Mercredi 6 mars, la police moldave a même assuré avoir arrêté plusieurs citoyens moldaves qui auraient été payés « 400 à 500 euros » par un habitué des opérations de déstabilisation prorusse, l’oligarque Ilan Shor, pour se joindre à la manifestation anti-Ursula von der Leyen de M. Simion, à Bucarest.

Mais la première alliée du chef du Kremlin sur la scène politique roumaine reste de loin la sénatrice Diana Sosoaca, qui assume ouvertement ses visites régulières à l’ambassade de Russie, à Bucarest. Elle s’est déjà fait connaître en portant une muselière au Parlement pour singer le port du masque anti-Covid, puis à l’occasion d’une altercation spectaculaire, dans l’Hémicycle, avec M. Simion, durant laquelle le leader d’AUR l’a insultée et menacée de l’« agresser sexuellement ». Naturellement diffusé en direct sur Facebook, tout cela a encore favorisé la popularité des vidéos conspirationnistes de cette élue, qui estime que Vladimir Poutine est « l’homme qu’il faut pour la Russie ».

No comments:

Post a Comment