Commentary on Political Economy

Wednesday 13 March 2024

 MODI'S BJP FASCIST INDIA

Harsh Mander, lors d’une manifestation, à Calcutta (Inde), le 10 octobre 2020.
PACIFIC PRESS/LIGHTROCKET VIA GETTY

En Inde, Narendra Modi traque ses « ennemis de l’intérieur » au sein de la société civile

Par Sophie Landrin (New Delhi, correspondante) et Carole Dieterich (New Delhi, correspondance)
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ENQUÊTE Sous l’impulsion du premier ministre nationaliste, l’exécutif orchestre une campagne radicale contre les ONG et les mouvements de défense des droits humains. Cette chasse aux sorcières s’étend également aux médias et aux universités.

Son nom est régulièrement cité dans la liste des favoris pour le prix Nobel de la paix. Cet homme de 68 ans a consacré sa vie à la lutte contre le communautarisme en Inde et à la défense des musulmans. Harsh Mander, ancien haut fonctionnaire et infatigable militant des droits humains, s’est réveillé le 2 février à 7 h 30 avec les agents du Central Bureau of Investigation (CBI), l’équivalent du FBI américain, à la porte de son domicile, dans le sud de New Delhi. Les policiers le soupçonnent d’avoir reçu illégalement des financements de l’étranger. Trois heures de perquisition à l’issue desquelles il a simplement déclaré : « Ma vie et mon travail sont ma seule réponse. »

Dans son modeste bureau du Centre for Equity Studies, le cercle de réflexion qu’il a créé en 2001, Harsh Mander a affiché une photographie de Martin Luther King. Un autre cliché en noir et blanc représente le Mahatma Gandhi aux côtés de Jawaharlal Nehru et de Maulana Azad, trois figures du combat pour l’indépendance de l’Inde et l’instauration d’un Etat laïque et multiconfessionnel.

Des valeurs que Harsh Mander continue de défendre coûte que coûte face aux nationalistes hindous à la tête du pays depuis dix ans, partisans d’une nation purement hindoue, aux antipodes de celle des pères fondateurs. En 2017, alors que les lynchages de musulmans se multipliaient à travers l’Inde, il avait parcouru le pays avec sa Karwan-e-Mohabbat, (« caravane de l’amour »), pour « demander pardon » aux victimes et les « assurer que leur drame ne tomberait pas dans l’oubli ».

Harsh Mander, portant un masque à l’effigie d’un militant étudiant arrêté lors d’une conférence de presse, au Press Club of India, le 16 septembre 2020, à New Delhi.
Harsh Mander, portant un masque à l’effigie d’un militant étudiant arrêté lors d’une conférence de presse, au Press Club of India, le 16 septembre 2020, à New Delhi. MAYANK MAKHIJA / NURPHOTO VIA AFP

Cet auteur prolifique – vingt-cinq livres à son actif – et chroniqueur régulier de la presse indépendante a vu défiler dans ses bureaux la plupart des agences d’enquête gouvernementales : le CBI, donc, mais aussi le fisc, le Directorate of Enforcement, spécialiste des délits économiques, et même la Commission nationale pour la protection des droits de l’enfant. Jamais un acte d’accusation n’a été présenté contre lui devant un tribunal, mais en juin 2023, le ministère de l’intérieur a décidé de suspendre la licence de son groupe de réflexion, qui lui permettait de recevoir des contributions étrangères.

Privé de ressources, Harsh Mander tente de maintenir en vie son centre de recherche à l’aide de financements participatifs pour éviter de licencier son personnel – quatre employés aujourd’hui, contre plus d’une centaine autrefois – et continuer d’agir en faveur des victimes de crimes de haine. L’acharnement des autorités à son égard a suscité un grand émoi. Dans une lettre rendue publique le 3 février, 250 personnalités ont dénoncé une « chasse aux sorcières vindicative »« des accusations entièrement fabriquées et sans aucune base matérielle ». D’après les signataires, « ces attaques flagrantes contre Harsh Mander et le Centre for Equity Studies constituent une attaque contre l’ensemble de la société civile indienne et contre tous ceux qui œuvrent à la promotion des valeurs constitutionnelles ».

Méthode radicale

Les autorités n’ont pas ciblé ce militant par hasard. L’ancien haut fonctionnaire a mené un patient travail d’enquête et de mise en lumière des pogroms antimusulmans en 2002, responsables de la mort de 2 000 personnes au Gujarat, un Etat alors dirigé par Narendra Modi, l’actuel premier ministre. En 2023, ce sujet hautement sensible a valu au bureau indien de la BBC une « descente » immédiate du fisc après la diffusion d’un documentaire au Royaume-Uni soulignant le rôle de Modi dans ces événements dramatiques.

Harsh Mander a rejoint la longue liste des Indiens pourchassés par le gouvernement : intellectuels, universitaires, chercheurs, journalistes, activistes et représentants de l’opposition. Sans jamais élever le ton, ce disciple de Gandhi dénonce la dérive du pays : « La force d’une démocratie se mesure à l’espace de liberté dont jouissent l’opposition et les contre-pouvoirs. Or, en Inde, le Parlement est court-circuité, l’opposition est la cible des agences du gouvernement, les médias, au mieux, célèbrent les puissants et, au pire, encouragent la haine, les tribunaux n’ont jamais entravé l’agenda idéologique du gouvernement et les établissements universitaires libéraux ont été détruits. Il ne reste que nous, la société civile, que le gouvernement s’acharne à discréditer, en transformant les acteurs en criminels. »

La chasse aux sorcières a débuté après la victoire des nationalistes hindous, en 2014, mais un événement a fait basculer cinq ans plus tard le pays dans l’ère des grandes purges. En décembre 2019, quelques mois après la réélection de Narendra Modi, des millions de citoyens investissent spontanément la rue pour s’opposer à la réforme de la loi sur la citoyenneté. Le texte introduit pour la première fois de l’histoire de l’Inde un critère religieux pour l’obtention de la nationalité et discrimine ouvertement les musulmans, la plus importante minorité religieuse, soit environ 200 millions de personnes. Une vague de protestation inattendue submerge le pays durant trois mois, réunissant toutes les strates de la société, étudiants, travailleurs, juristes, intellectuels, femmes au foyer, musulmans comme hindous, sans distinction de caste. L’agitation menace la stabilité du gouvernement.

Des militants de l’Unité socialiste centre d’Inde (communiste) manifestent en brûlant une photo représentant le ministre indien de l’intérieur, Amit Shah, à Calcutta (Inde), le 5 octobre 2023.
Des militants de l’Unité socialiste centre d’Inde (communiste) manifestent en brûlant une photo représentant le ministre indien de l’intérieur, Amit Shah, à Calcutta (Inde), le 5 octobre 2023. BIKAS DAS / AP

Pour éteindre l’incendie, l’exécutif choisit une méthode radicale : il laisse durant trois jours éclater des affrontements communautaires d’une violence inouïe, fomentés par des extrémistes hindous dans le nord de la capitale. La police fait le reste : elle désigne comme coupables des activistes et des leaders étudiants. L’un d’eux, le doctorant Umar Khalid (36 ans aujourd’hui), arrêté en septembre 2020, croupit dans une cellule depuis près de quatre ans, sans jugement, sans procès, comme Sharjeel Imam, 35 ans, emprisonné depuis janvier 2020 pour sédition.

Litanie de nouvelles victimes

L’oppression de la société civile ne cessera plus. Pour venir à bout de leurs opposants, Narendra Modi et son ministre de l’intérieur, Amit Shah, vont utiliser une poignée d’outils juridiques, les lois draconiennes relatives au terrorisme, à la sédition et au financement des ONG, et mobiliser toutes les agences d’enquête et de contrôle. Dans la plupart des cas, les procédures ainsi engagées ne débouchent sur aucune condamnation judiciaire, mais leurs effets sont destructeurs.

Chaque jour ou presque apporte sa litanie de nouvelles victimes. En janvier, le Centre for Policy Research (CPR), créé en 1973 à Delhi, un des centres de recherche les plus éminents du pays, a licencié la quasi-totalité de ses membres, 200 personnes, après l’annulation de sa licence par le ministère de l’intérieur. Le CPR a été accusé, comme Harsh Mander, de contrevenir au Foreign Contribution (Regulation) Act (FCRA, la loi sur les financements étrangers) en utilisant ses fonds à des « fins indésirables », en menant des actions susceptibles de nuire aux intérêts économiques du gouvernement.

Parmi les donateurs étrangers du groupe de réflexion figuraient, entre autres, la Fondation Bill & Melinda Gates, la Fondation Ford ou encore le département d’Etat américain. Réputé pour ses travaux en science politique et en environnement, le CPR travaillait sur l’impact de la mine de charbon de Hasdeo dans l’Etat tribal du Chhattisgarh, opérée par Gautam Adani, un magnat indien, très proche de Narendra Modi.

C’est ce même projet qui a valu à l’avocat Ritwick Dutta de se retrouver dans le viseur du Central Bureau of Investigation en avril 2023. Ce spécialiste de l’environnement, récipiendaire du prestigieux prix Right Livelihood en 2021, dirige l’ONG Legal initiative for Forest and Environment (LIFE). Il a été soupçonné de financer, grâce à des dons extérieurs, des actions en justice contre la mine de Hasdeo. A l’origine de ses ennuis, comme toujours, une plainte du ministère de l’intérieur accusant l’organisation de violer le fameux FCRA.

Adoptée en 1976 et modifiée à plusieurs reprises, cette réglementation fait obligation à tous les groupes, associations et ONG ayant l’intention de recevoir des financements étrangers de s’enregistrer auprès du ministère de l’intérieur, de ne pas porter préjudice à la souveraineté et à l’intégrité de l’Inde, de ne pas perturber l’harmonie entre les communautés.

« La punition est immédiate »

« Ce gouvernement a perfectionné l’art de transformer les lois en armes, et il a fait de l’abus de droit une politique », juge Indira Jaising, avocate à la Cour suprême. Cette grande figure du barreau de Delhi dirigeait, avec son époux, Anand Grover, autre ténor, le Lawyers Collective, une ONG de promotion des droits humains, une des premières ciblées par le pouvoir. « En 2016, nous avons été la première organisation qui a perdu sa licence. Les accusations pénales ont suivi. Toutes les excuses sont bonnes pour faire planer sur nos têtes la menace de la prison », déplore l’avocate octogénaire sous un portrait de B. R. Ambedkar, le père de la Constitution.

En vertu du FCRA, plus de 20 000 organisations non gouvernementales ont perdu, depuis 2016, leur accréditation. La plupart des antennes locales des grandes ONG internationales, dont Oxfam et Greenpeace, ont plié bagage après le gel de leurs comptes bancaires en raison d’allégations de blanchiment. La fondation américaine Ford a été placée sur une liste de surveillance de la sécurité nationale à la suite de plaintes concernant son soutien à un activiste critique du premier ministre.

Quant à Amnesty International Inde, elle n’a plus accès à ses comptes bancaires depuis octobre 2020. L’organisation, elle aussi perquisitionnée par le CBI, a dû se séparer de l’ensemble de son personnel, soit plus de 300 personnes, sans que la justice ne soit saisie. « Avant même qu’une affaire ne se retrouve devant les tribunaux, la punition est immédiate », estime Aakar Patel, président du conseil d’administration d’Amnesty International Inde. Cet ancien journaliste ne dispose plus d’aucune équipe sur le terrain.

Au nombre de 200 000, employant 2,7 millions de personnes, les ONG jouent en Inde un rôle crucial en matière de protection, de solidarité, d’information, d’éducation, et suppléent souvent l’Etat central défaillant. Les organisations chrétiennes et musulmanes, particulièrement menacées, ferment les unes après les autres. Parmi les dernières victimes d’Amit Shah, figure la branche indienne de World Vision, un organisme chrétien œcuménique de protection de l’enfance basé aux Etats-Unis et présent en Inde depuis sept décennies. World Vision aidait plus de 300 000 enfants. Le ministre de l’intérieur lui a retiré son agrément.

Idem pour Care India. L’association de lutte contre la pauvreté a mis fin à ses activités le 29 février, licenciant ses 4 000 salariés, tout comme la filiale indienne de l’organisme britannique Save the Children, auquel le gouvernement reprochait une campagne « trompeuse » de collecte de fonds pour combattre la malnutrition chez les enfants des tribus. Personne n’est dupe. En réalité, les nationalistes hindous accusent les chrétiens et leurs organisations de charité d’œuvrer pour évangéliser les populations tribales.

« Esprit de revanche »

La destruction des cercles de réflexion et des ONG, et plus généralement de la société civile, perçus comme des ennemis de l’intérieur, a été théorisée par Ajit Doval, le conseiller à la sécurité nationale, un des hommes les plus puissants du pays. « Les nouvelles frontières de la guerre, ce que vous appelez la guerre de quatrième génération, sont la société civile, a-t-il défendu devant les diplômés de l’académie de police, à Hyderabad, en 2021. Elle peut être subvertie, subordonnée, divisée, manipulée pour nuire aux intérêts d’une nation. Vous êtes là pour veiller à ce qu’ils soient pleinement protégés. » M. Modi, lui, avait assuré devant une assemblée de paysans, en 2016, que sa tâche consistait à « débarrasser le pays de ces maladies », ces ONG qui « conspirent du matin au soir » pour savoir comment « en finir avec Modi » et comment « destituer son gouvernement ».

« Ce qui fait peur au gouvernement, analyse l’avocate Indira Jaising, c’est l’idée même de la démocratie libérale, qui permet à des gens comme moi, ou Harsh Mander, le CPR ou encore Amnesty et Oxfam, d’exprimer nos opinions et d’être librement en désaccord avec les politiques et les pratiques du parti au pouvoirNous croyons en la Constitution de l’Inde, qui garantit le droit de tous à la liberté de parole et d’expression et nous sommes prêts à nous battre pour la protéger. C’est à ce titre que nous sommes attaqués. »

Les défenseurs des droits humains se heurtaient déjà à des difficultés du temps de l’historique Parti du Congrès, mais à une moindre échelle. « La grande différence désormais, c’est l’impossibilité de débattre avec les bureaucrates, les représentants du gouvernement, note Gilles Verniers, professeur de science politique. Modi manifeste une très grande intolérance à toute forme de critique. C’est évidemment la marque d’un régime autoritaire, mais cela dénote aussi un esprit de revanche sur les institutions, sur les intellectuels, assez classique de l’extrême droite. »

Ce politiste d’origine belge, installé depuis plus de deux décennies en Inde, enseignait jusqu’en 2023 à l’université privée d’Ashoka, près de Delhi, où il a créé un centre de recherche unique en son genre, le Trivedi Centre for Political Data. Il y collectait des données électorales précieuses pour l’Inde, un pays où les statistiques fiables sont rares, pour décrypter la carte, la répartition des votes, les résultats électoraux. Un jour de septembre 2023, la direction lui a signifié la fin de son contrat, puis le démantèlement de son laboratoire.

Depuis, Gilles Verniers a été accueilli aux Etats-Unis, à l’Amherst College (Massachusetts). Une dizaine d’enseignants d’Ashoka ont également pris le chemin des grandes écoles et universités américaines. Parmi eux, Sabyasachi Das, un professeur d’économie politique acculé à la démission après avoir publié en ligne, en juillet 2023, un article sur le « recul démocratique dans la plus grande démocratie du monde », dans lequel il émettait l’hypothèse, sur la base de modèles statistiques, d’une fraude électorale du Bharatiya Janata Party (BJP), le parti de M. Modi, aux élections de 2019.

Se débarrasser des moutons noirs

Un mois plus tard, le 21 août, comme l’a révélé le site d’information indien The Wire, des agents de l’Intelligence Bureau, le renseignement intérieur indien, débarquaient sur le campus pour tenter de découvrir le « mobile » de l’auteur. Effrayée par la polémique et craignant à son tour de perdre sa licence, la direction de l’université a pris ses distances avec son enseignant, avant d’annoncer l’examen de l’article par un comité interne. Sabyasachi Das a préféré partir, imité par un collègue, Pulapre Balakrishnan.

L’université privée d’Ashoka fut fondée en 2014 sur un modèle de philanthropie, sans hiérarchie des donateurs, avec la promesse de rester un lieu à l’abri de toute emprise. Vœu pieux ! Dès la réélection de Narendra Modi, en 2019, les donateurs allergiques à la controverse ont commencé à se séparer des moutons noirs, anticipant les demandes du gouvernement, et à réorienter les recherches et les enseignements, réduisant considérablement les sciences humaines.

L’un des premiers responsables à tomber fut le vice-chancelier de l’université, le politiste Pratap Bhanu Mehta, également chroniqueur à la plume acérée du quotidien The Indian Express. Il a jeté l’éponge en 2019, reprenant ses simples habits de professeur, avant de quitter définitivement l’université en 2021 sous la pression de la direction. Cette dernière lui avait fait clairement comprendre que sa présence constituait un « handicap politique » pour l’institution s’il continuait à user de sa liberté de parole. Par solidarité, l’ancien conseiller économique en chef du gouvernement Modi et ex-économiste au FMI Arvind Subramanian lui a emboîté le pas, s’insurgeant contre le départ, « sinistrement inquiétant » pour la liberté académique, de son collègue. M. Subramanian a rejoint le Watson Institute for International & Public Affairs de l’université Brown, aux Etats-Unis.

Depuis 2023, l’institut suédois Varieties of Democraty a inclus l’Inde dans l’inventaire des pays ayant connu « une diminution substantielle et statistiquement significative de la liberté académique » au cours des dix dernières années. « Ce qui faisait l’attrait de Delhi, relate Gilles Verniers, c’était la richesse de sa vie intellectuelle. Chaque jour, il y avait des conférences, des séminaires… Maintenant, c’est le désert, de moins en moins d’universitaires étrangers acceptent de venir. »

Nitasha Kaul, professeure de science politique et de relations internationales au Centre d’étude de la démocratie de l’université de Westminster, le 22 octobre 2019.
Nitasha Kaul, professeure de science politique et de relations internationales au Centre d’étude de la démocratie de l’université de Westminster, le 22 octobre 2019. ANDREW CABALLERO-REYNOLDS / AFP

Il faut dire que l’exercice est risqué. Nitasha Kaul, Britannique originaire du Cachemire, devait donner une conférence dans le sud de l’Inde, au Karnataka, le 23 février. Cette professeure de science politique et de relations internationales à l’université de Westminster, en Angleterre, n’a pas été plus loin que l’aéroport de Bangalore. Sans aucune explication, les contrôleurs de l’immigration lui ont refusé l’entrée en Inde, indiquant qu’ils agissaient sur ordre du gouvernement. Maintenue dans une petite pièce pendant près de vingt-quatre heures, elle a été renvoyée au Royaume-Uni. « J’ai été traitée comme une criminelle », a-t-elle déclaré. Après avoir raconté sa mésaventure sur les réseaux sociaux, l’universitaire a reçu un déferlement de menaces de mort et de viol de trolls liés au parti au pouvoir.

Mise au pas de l’université

La purge académique en Inde a débuté dès 2014 par la mise en pièces de la grande université publique de Delhi lancée par Indira Gandhi en 1969, la Jawaharlal Nehru University. Pour mettre au pas ce bastion de la gauche laïque, honni par Modi, le gouvernement a commencé par y nommer des représentants du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), l’organisation centrale du mouvement nationaliste hindou. Aujourd’hui, l’actuelle vice-chancelière, Santishree Pandit, affiche ouvertement ses liens avec cette organisation d’extrême droite. « Je suis fière d’être hindoue et d’appartenir au RSS », a-t-elle déclaré en septembre 2023 lors du lancement d’un livre dont le titre se suffit à lui-même : Jagala Pokharnari Davi Walwi (« le termite gauchiste qui creuse le monde »).

Des membres du Rashtriya Swayamsevak Sangh, une organisation nationaliste hindoue, participent à une marche à Ajmer (Inde), le 12 février 2023.
Des membres du Rashtriya Swayamsevak Sangh, une organisation nationaliste hindoue, participent à une marche à Ajmer (Inde), le 12 février 2023. HIMANSHU SHARMA / AFP

Noyautée de l’intérieur par des enseignants jugés compatibles avec l’idéologie nationaliste hindoue, l’université autrefois célébrée pour son esprit rebelle s’illustre désormais par ses campagnes d’intimidation et sa police de la pensée. La violence a déferlé sur le campus, entretenue par des syndicats étudiants affiliés au RSS. Ces derniers se sentent suffisamment légitimes pour organiser des marches triomphales sur le site, alors qu’en théorie, les étudiants ont interdiction de manifester dans un rayon de 100 mètres à proximité des bâtiments universitaires et administratifs.

Les vigies du RSS s’activent désormais sur tous les campus, publics comme privés. Non loin d’Ashoka, deux étudiants de l’O. P. Jindal Global University ont été suspendus le 10 février pour avoir simplement affiché des posters invitant à un débat sur le temple de Ram, le nouvel édifice hindou, inauguré par Modi à Ayodhya, le 22 janvier. La direction et le comité disciplinaire ont jugé que l’intitulé provocateur, « Ram Mandir, un projet farfelu de l’idéologie nationaliste fasciste », contrevenait au code de conduite des étudiants et portait atteinte « à l’intégrité et à la tranquillité de l’espace universitaire ».

L’évolution de cette université, créée en 2009 par Naveen Jindal en hommage à son père, résume les forces à l’œuvre dans le pays, car la famille propriétaire du Jindal Group, un conglomérat spécialisé dans l’acier, a de longue date été associée à l’historique Parti du Congrès, aujourd’hui dans l’opposition.

A la suite de cet incident, tous les étudiants ont reçu le 12 février un mail leur interdisant de « s’associer à des organisations » telles que le « cercle de lecture Safdar Hashmi », du nom d’un dramaturge indien de gauche assassiné en 1989, ou encore avec la « Ligue des étudiants révolutionnaires », le groupe marxiste qui avait imaginé le débat sur le temple de Ram. « L’université Jindal, connue pour son ouverture d’esprit, n’autorise plus les voix critiques, probablement car la famille craint pour ses affaires », regrette une enseignante sous le couvert de l’anonymat.

Une autre initiative a suscité la désapprobation de la direction. Une pétition lancée en décembre 2023 et signée par plus de 500 universitaires en soutien à une professeure « persécutée en raison de son identité musulmane et de ses convictions politiques ». Victime d’une campagne en ligne des nationalistes hindous la qualifiant d’« hindoue phobique », Sameena Dalwai est également poursuivie par la commission des femmes de l’Etat de l’Haryana, dirigé par le BJP, la formation de M. Modi, pour avoir porté atteinte à la dignité des étudiantes alors qu’elle se servait d’une application de rencontre comme support d’un cours sur le genre.

Paysage médiatique transformé

Ces dernières années, le journaliste Ravish Kumar a été aux premières loges des bouleversements de la société indienne. Il officiait en prime time, sur New Delhi Television (NDTV), pour traquer les fake news et décrypter la politique du gouvernement. Il vit désormais reclus dans son appartement-bureau d’une banlieue de la capitale, dont on taira le nom, par sécurité. Menacé de mort, il n’ose même plus marcher dans la rue aux côtés de son épouse et de ses deux filles. « Je suis libre, mais je vis comme si j’étais en prison », remarque l’ancien présentateur vedette de NDTV, qui fut le premier à quitter la rédaction, en 2022, au lancement d’une OPA hostile par le milliardaire Gautam Adani. La chaîne, comme la majorité des médias aux mains d’industriels, a basculé dans le camp des nationalistes hindous.

De ses deux décennies à NDTV, Ravish Kumar a conservé son micro rouge et blanc, estampillé de l’acronyme de la chaîne, dans sa bibliothèque. « Quand je suis parti, je ne savais pas si j’étais capable de vivre sans ce micro, mais j’ai toujours su que je ne pourrais pas travailler dans un média aux ordres », confie-t-il. Maintes fois primé au cours de sa carrière, le journaliste officie, depuis son départ, sur YouTube, où sa chaîne compte plus de 8 millions d’abonnés« Notre profession est finie, regrette-t-il. Il n’existe plus d’écosystème pour mettre en cause le gouvernement, et YouTube représente le dernier espace de liberté où exercer le journalisme. » De fait, en dix ans, le paysage médiatique s’est radicalement transformé au profit de chaînes d’information en continu, déversoirs de haine et de reportages progouvernementaux. « L’entrée de l’extrême droite dans les rédactions mainstream a été fulgurante, poursuit Ravish Kumar. Il n’y a plus de différence entre les discours du BJP et celui des journalistes. »

Le fondateur et rédacteur en chef de « NewsClick », Prabir Purkayastha, dans un véhicule de la police, à New Delhi, le 3 octobre 2023.
Le fondateur et rédacteur en chef de « NewsClick », Prabir Purkayastha, dans un véhicule de la police, à New Delhi, le 3 octobre 2023. DINESH JOSHI / AP

Quelques publications indépendantes ont survécu à la déferlante, mais elles sont attaquées de toute part. Ainsi, le 3 octobre 2023, la plus grosse action jamais entreprise contre un média a ciblé le site d’information NewsClick. Quelque 500 fonctionnaires de la police de Delhi ont mené simultanément plus de 100 perquisitions, interrogé une cinquantaine de collaborateurs et arrêté son fondateur de 76 ans, Prabir Purkayastha, et son responsable des ressources humaines, Amit Chakraborty, en vertu de la loi antiterroriste. NewsClick est accusé d’avoir diffusé des contenus parrainés par l’Etat chinois. Depuis, les deux hommes sont en prison. L’affaire a profondément traumatisé la communauté des reporters indépendants indiens.

Le 13 février, le magazine d’investigation The Caravan a reçu l’ordre du ministère de l’information et de la radiodiffusion de retirer un article sur les allégations de torture et de meurtre portées contre l’armée indienne au Jammu-et-Cachemire, publié dans le cadre d’une enquête sur « les militaires sous Modi ». Premier cas officiel de censure en application de nouvelles dispositions législatives. The Caravan a eu vingt-quatre heures pour s’exécuter. Depuis 2021, plusieurs responsables de ce magazine ont été inculpés de « sédition », un crime passible d’emprisonnement à vie, pour de simples reportages.

A 68 ans, Harsh Mander, défenseur d’une Inde multiconfessionnelle, sait, lui aussi, que la prison le guette, mais il continue le combat, parce qu’un jour, assure-t-il, « l’histoire [les] jugera en [leur] demandant ce qu’[ils ont] fait lorsque le pays s’enfonçait dans les abysses ».

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