Commentary on Political Economy

Sunday 14 April 2024

A TRIBUTE TO A GREAT FRENCH HISTORIAN

 Jean-Noël Jeanneney La fusion de l’audiovisuel public nous ramènerait au temps antédiluvien de l’ORTF

L’ancien président de Radio France fustige le projet de la ministre de la culture, Rachida Dati, de réunir France Télévisions, Radio France, France 24, RFI et l’INA

Etrange destinée des idées néfastes ! Il en est que l’on enfonce dans le sol à coups de pied et dont on se croit débarrassé. Mais il arrive qu’elles cheminent sous la terre, comme ferait une taupe, jusqu’à réapparaître, de façon inopinée, pour le pire. Tel est le cas de la résurrection du fantôme décavé de l’ORTF.

Rachida Dati, à peine nommée ministre de la culture, en confirme l’intention en la posant comme un élément majeur de son action prochaine. On intégrerait ensemble France Télévisions, Radio France, France Médias Monde (qui englobe France 24 et RFI [Radio France internationale]), et l’Institut national de l’audiovisuel [INA][L’ancien ministre de la culture, désormais chargé du commerce extérieur] Franck Riester, rue de Valois, avait fait naguère sa marotte de ce projet. L’histoire avançant souvent droit avec des lignes courbes, l’épidémie de Covid-19 paraissait nous en avoir délivrés. Hélas ! La ministre vient de nous dire, notamment sur France Inter, que si l’on procédait rapidement à cette fusion, si l’on avait devant soi un audiovisuel public regroupé, « fort, puissant, préservé, l’aspect budgétaire suivra[it] ».

Voilà bien une logique qui paraît douteuse, surtout si l’on considère le fond du tableau. L’impression a prévalu souvent, depuis 2017, que l’audiovisuel public était mal considéré par le pouvoir exécutif en place. Un premier signe, dérisoire, fut fourni en 2019 par la décision du ministre des comptes publics, Gérald Darmanin [aujourd’hui ministre de l’intérieur] de diminuer la redevance d’un euro symbolique. Il mêlait l’insolence au mépris. Ensuite, dans la même ligne, fut annoncée la suppression pure et simple, déplorable, de cette taxe « fléchée ». Suppression entourée de moult promesses, croix de bois, croix de fer, selon lesquelles la garantie d’un financement pérenne ne serait pas affectée : promesses parfaitement fragiles. Sous cette lumière, comment se laisser persuader que l’assemblage hétéroclite dont il est question changerait soudain, de façon positive, les choix budgétaires, c’est-à-dire la volonté politique ?

Concurrence des désirs de pouvoir

Certes, encourager ces sociétés séparées à coordonner des efforts au service de projets originaux et neufs ne peut qu’apparaître bienvenu. Qu’un gouvernement les y pousse, notamment lors de la négociation des « contrats d’objectifs et de moyens », rien de plus opportun. Oui, mais en l’occurrence, il s’agit de tout autre chose : d’une fusion organique qui nous ramènerait au temps antédiluvien du gargantuesque ORTF, à l’époque où les gouvernements tenaient de près programmes et information.

Dans une période où la presse écrite et l’édition éprouvent rudement les ravages de l’argent privé lorsqu’il se porte aux extrêmes, est-ce le moment d’affaiblir un secteur mû par le seul souci de l’intérêt général en écrasant sa diversité ? Si l’on imagine, de surcroît, l’arrivée au pouvoir d’une majorité « illibérale », la facilité ne serait-elle pas accrue, pour celle-ci, de faire tout d’un coup peser plus lourdement sa main sur un vaste ensemble ainsi constitué ?

Toute l’expérience de la vie politique et administrative rappelle une chose assez simple : ajouter un niveau supplémentaire dans le millefeuille des pouvoirs quand ceux-ci sont constitués de longue date, bien loin d’alléger les coûts, conduit à les alourdir. Car les postes créés ne conduisent jamais à supprimer complètement ceux que les nouveaux titulaires ont vocation à surplomber. Pas d’économie réelle, donc.

Soyons concrets. Imaginons une présidence globale, qui maintiendrait sous elle – forcément – des directions générales (au titre dégradé). On peut gager qu’à coup sûr une grande partie de l’énergie des uns et des autres se perdrait dans la concurrence des désirs de pouvoir et l’entrechoc des décisions, aux dépens de la simplicité et de la promptitude des choix. Les responsabilités individuelles, à la tête, seront moins claires. Sans compter que l’effort du sommet sera consacré pour une bonne part à la tentation de faire passer tout le monde sous la toise, selon une assimilation factice et dangereuse qui ne tiendra pas compte des différences.

Magnifique originalité

L’inconvénient sera grand, entre autres, pour la politique salariale. Désormais, au lieu de s’affirmer dans un dialogue avec les syndicats propre à chaque domaine d’activité, elle sera vouée à réintroduire des rigidités incompatibles avec une adaptation souple des rémunérations selon la diversité des tâches. Au grand dam de l’intérêt des uns et des autres.

En termes plus généraux, on dira que l’ancienne réflexion, classique, sur l’équilibre des pouvoirs politiques est valide ici aussi. De même que le bicamérisme a ses vertus, en divisant les influences, les intérêts, les stratégies rhétoriques, de même, il est bon qu’il n’y ait pas qu’un seul « despote » (au sens de Montesquieu) à la tête de tout l’audiovisuel public.

Si l’on concentre enfin l’attention sur Radio France, le projet apparaît spécialement inquiétant. Il est inutile de rappeler la magnifique originalité, sur les ondes, de la voix et de la musique, sans les images. Mais on se doit d’insister sur la belle capacité d’adaptation aux innombrables défis du numérique dont fait preuve cette entreprise, au profit de tous les prestiges de la culture et d’une information sereine : les sondages prouvent abondamment ce succès. Elle n’y parvient que parce que sa liberté n’est pas empêtrée dans des liens extérieurs.

J’invoquerai un souvenir personnel qui remonte au temps où j’étais responsable de Radio France. En 1982, les stations régionales de la troisième chaîne, intitulée alors FR3, réunissaient encore, sur place, la télévision et la radio. La loi les sépara et remit à Radio France la responsabilité de la seconde pour en faire des entités séparées, dites « radios locales publiques ». Celles-ci, jusque-là méprisées et traitées avec condescendance, où les meilleurs allaient rarement, refleurirent littéralement et trouvèrent bientôt leur audience, spécifique et chaleureuse. Que chacun reste donc chez soi, avec certaines opérations partagées, mais à égalité. On voudrait que cette leçon, parmi d’autres enseignements du passé, instruisît la sagesse intermittente de nos gouvernants.

Jean-Noël Jeanneney est historien, ancien président de Radio France et de Radio France internationale de 1982 à 1986 et secrétaire d’Etat à la communication de 1992 à 1993

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