Commentary on Political Economy

Saturday 20 April 2024

 

« Il y a eu une complaisance des chercheurs occidentaux à l’égard des Frères musulmans »

La politologue et directrice de recherche à l’Institut de recherche pour le développement Sarah Ben Néfissa et l’historien Pierre Vermeren se sont penchés sur l’expérience du pouvoir des Frères musulmans, qui dirigèrent l’Egypte pendant un an, de juin 2012 à juillet 2013, et dominèrent le jeu politique tunisien de 2011 à 2021. Leur ouvrage Les Frères musulmans à l’épreuve du pouvoir. Egypte, Tunisie (2011-2021) (Odile Jacob, 288 pages, 24,90 euros) rassemble les contributions de plusieurs chercheurs locaux.

Vous écrivez que Frères musulmans, salafistes et djihadistes partagent un objectif commun : l’instauration d’un Etat islamique…

Sarah Ben Néfissa, en 2022.
Sarah Ben Néfissa, en 2022. FP

Sarah Ben Néfissa : Ces trois mouvances ont un même imaginaire, mais la manière de le concrétiser diffère. En Egypte [avant le soulèvement du 25 janvier 2011], les Frères musulmans participaient aux élections [en tant que candidats indépendants] depuis des années. Les salafistes y ont participé pour la première fois lors des législatives de fin 2011-début 2012, avant de soutenir le coup d’Etat militaire de 2013 contre la confrérie au pouvoir.

En Tunisie, quelques mois seulement après sa légalisation, Ennahda [Parti de la renaissance, issu de la mouvance frériste] doit sa victoire aux élections constituantes d’octobre 2011 à la diffusion du salafisme saoudien depuis les années 1990, à travers des chaînes satellitaires, qui ont fourni un terreau idéologique propice. Enfin, il ne faut pas oublier que le père spirituel du djihadisme contemporain, Saïd Qotb, n’est autre que le principal théoricien des Frères musulmans.

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Pierre Vermeren : Le choix des urnes a été un choix tactique, plus que stratégique. Le discours et les pratiques au pouvoir [des Frères musulmans] montrent que leur objectif à long terme n’a pas changé. Il s’agit de réislamiser des sociétés « insuffisamment musulmanes », car imitant l’Occident, qui sacralise l’Etat au détriment de Dieu. Leurs discours publics ne peuvent masquer leurs actes.

S. B. N. : Ils ne se sont pas adaptés au modèle politique de l’Etat-nation. Ils ont clairement énoncé que la réforme religieuse de l’individu, de la famille et de la société précède celle de l’Etat. Or, quand on participe à des élections, c’est pour gérer un appareil d’Etat, pas pour changer sa nature. L’Etat est pour eux illégitime, car il divise les croyants hors de la loi religieuse.

Dans un premier temps, les Frères musulmans sont apparus comme les grands gagnants des « printemps arabes ». Ont-ils kidnappé la révolution ?

P. V. : Ils l’ont détournée de fait, puisqu’ils n’en étaient pas les initiateurs. En Egypte, la montée des mouvements contestataires a précédé 2011. Aucun d’entre eux n’a reçu le soutien des Frères musulmans. Au Caire, ce sont les jeunes qui ont lancé la révolution ; les Frères musulmans ont pris le train en marche, et cherché une alliance avec l’armée avant le départ du président Hosni Moubarak [au pouvoir de 1981 à 2011]En Tunisie, le soulèvement est parti des syndicats de Gafsa, du sud-ouest et du centre [à Sidi Bouzid], rejoints par l’ensemble des classes sociales. Les Frères ont profité de leur image de principales victimes de Zine El-Abidine Ben Ali [au pouvoir de 1987 à 2011] pour récupérer un mouvement de contestation marqué par le dynamisme de la jeunesse, alors que leur but n’était pas de lui donner satisfaction.

Vous reprochez aux chercheurs occidentaux une forme de naïveté, voire de sympathie, à l’égard des Frères musulmans…

S. B. N. : Il y a une sorte de complaisance, qui s’explique par l’ignorance de grands travaux, comme ceux de l’islamologue algérien Mohammed Arkoun [1928-2010]. La thématique attire les jeunes chercheurs, car elle conduit à des carrières variées. Or la profusion d’experts mal formés obscurcit l’analyse. Le meilleur exemple en est l’incapacité à comprendre les points communs entre salafistes, Frères musulmans, djihadistes, etc. L’expertise s’ébauche dans la précipitation, au mépris des analyses des chercheurs qui s’expriment en arabe. L’ouvrage de Haytham Abou Khalil, Frère musulman dissident réfugié en Turquie, intitulé Ikhwan Islahiyoun [« frères réformistes », Dar Dawwin, 2012, non traduit] ce que la recherche française ne veut pas reconnaître : la caractéristique sectaire de l’organisation, qui repose sur l’obéissance aveugle de ses membres à la direction, ainsi qu’une socialisation « militante » religieuse et non politique.

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Que fallait-il faire ? Ne pas reconnaître le résultat des élections ?

P. V. : Certainement pas. L’expérience inverse en Algérie, consistant [à ne pas reconnaître le résultat des législatives de 1991 et] à soutenir le coup d’Etat du 11 janvier 1992, a conduit au pire. L’expérience tunisienne est majeure. Au bout d’une décennie [de gouvernance frériste], rien n’avait été fait : la crise du système éducatif s’est amplifiée, aucun hôpital public n’a été créé, etc. Une majorité de leurs électeurs ont peut-être compris l’intérêt de distinguer politique et religion. D’autant que leur vote ne visait pas à unifier l’oumma [la communauté des croyants], mais à porter au pouvoir des gens religieux, supposés honnêtes, respectant leur parole et dont l’argent venu des pays du Golfe servirait aux œuvres de bienfaisance.

« This is the future you have created » (« Ceci est le futur que vous avez créé ») de Thameur Mejri, 
technique mixte sur toile, 200 x 180 cm (2017).
« This is the future you have created » (« Ceci est le futur que vous avez créé ») de Thameur Mejri, technique mixte sur toile, 200 x 180 cm (2017). THAMEUR MEJRI

En Tunisie, les Frères musulmans ont gouverné dix ans, mais en Egypte ils ont été renversés par l’armée au bout d’un an. Ce putsch était-il souhaitable ?

S. B. N. : C’était un coup d’Etat de l’armée, mais souhaité par la population. Tel est le paradoxe difficilement compréhensible pour des Occidentaux. Le rapport des Egyptiens à l’armée est particulier, très différent de celui des Tunisiens, par exemple. Cette confiance est un héritage de [Gamal Abdel] Nasser [président de 1956 à 1970, après le coup d’Etat du Mouvement des officiers libres, qui mit fin à la monarchie en 1952]. Ainsi, le 28 janvier 2011, les manifestants ont conquis la place Tahrir, au Caire, en même temps que les chars de l’armée y sont entrés. Et ils n’ont pas été choqués quand, peu après, Moubarak a transféré le pouvoir aux généraux.

P. V. : Malgré d’évidentes différences de contexte, la même chose s’est produite en Tunisie le 25 juillet 2021 [date à laquelle le président Kaïs Saïed a suspendu les travaux du Parlement, présidé par le chef du parti Ennahda, Rached Ghannouchi, et limogé le premier ministre, Hichem Mechichi]. Lors des semaines précédentes, l’ensemble de la société s’est préparé à renverser Ghannouchi. Dans le cas tunisien, l’armée n’était pas à la manœuvre, mais le président Saïed et son coup d’Etat ont été soutenus par la population. L’autocratie qui en a résulté est une autre affaire.

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Quelle est la principale raison de l’échec de la gouvernance des Frères musulmans ?

S. B. N. : Elle est liée à la nature de leur organisation, qui repose sur l’obéissance aveugle de ses membres à la direction. C’est le secret de sa puissance, mais aussi sa grande faiblesse, car elle se retrouve dénuée d’élites formées et créatives. Ses membres les plus compétents sont rejetés ou s’éloignent d’eux-mêmes. En Egypte, leurs membres ont conquis les syndicats de médecins, de pharmaciens, d’ingénieurs, d’architectes. Ils auraient dû constituer le vivier de leur personnel dirigeant, mais ce ne fut pas le cas. Les calculs politiques erronés de la direction après 2011 expliquent la rapidité avec laquelle les Frères ont été éjectés du pouvoir égyptien. Leur échec est aussi celui de leur renouvellement : les doctrines d’Hassan Al-Banna [fondateur de la confrérie, en 1928] et de Saïd Qotb n’étaient pas adaptées aux réalités politiques de ce siècle.

P. V. : Parmi leurs nombreuses erreurs, les Frères égyptiens ont proposé de céder au Qatar une partie du canal de Suez. Cela prouve leur incompréhension absolue du nationalisme égyptien et de l’héritage nassérien. En Tunisie, malgré l’intelligence politique de leur leader Ghannouchi, les Frères se sont heurtés à des composantes du nationalisme tunisien héritées de Habib Bourguiba [« père de l’indépendance » tunisienne et président de 1957 à 1987]. Face à une population réclamant plus de services publics, ils ont accentué le libéralisme de Ben Ali, participant à la déliquescence des services publics éducatifs et médicaux. Or l’école est à la Tunisie ce que le canal de Suez est à l’Egypte. Durant le pouvoir d’Ennahda, un million d’enfants ont été déscolarisés. Les écoles coraniques se sont multipliées, avec ou sans autorisation.

En Egypte, l’islamisation du système scolaire n’est pas liée à la brève période au pouvoir des Frères musulmans. C’est le résultat d’une « salafisation » de la société, commencée sous la présidence d’Anouar El-Sadate [1970-1981]. En revanche, l’arrivée des Frères au gouvernement a libéré les violences contre les coptes – dont plus d’une cinquantaine ont été tués en un an –, notamment à l’été 2013 [après la destitution du président Mohamed Morsi]lorsque des dizaines d’églises et des centaines de lieux associés aux coptes (maisons, couvents, écoles, etc.) ont été attaqués, brûlés ou dévastés.

Les Frères musulmans n’ont pas compris les peuples égyptien et tunisien. La solidarité de ces derniers avec les autres Arabes et musulmans n’empêche pas leur attachement à la nation. A cela il faut ajouter la dévaluation, l’inflation et la brouille avec le Fonds monétaire international, qui ont fait chuter le pouvoir d’achat de moitié. La question sécuritaire a aussi été décisive. En Tunisie, avec les assassinats de politiciens, de policiers et de touristes – les attentats visant des plagistes à Sousse, en 2015, et le Musée du Bardo, en 2016 –, et les milliers de départs en Syrie de djihadistes, la coupe était pleine.

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S. B. N. : Une autre raison de leur échec tient à leur conception de la gouvernance. Ils ne veulent pas réformer par des politiques publiques chapeautées par l’Etat, mais en plaçant l’Etat et la société sous le contrôle de leur organisation, composée de « vrais musulmans ». En Tunisie, cela s’est traduit par le recrutement de dizaines de milliers de fonctionnaires parmi leurs militants.

Comment expliquer qu’Ennahda ait fait voter, en 2014, une Constitution instaurant la liberté de croyance et séparant la religion du politique ?

S. B. N. :: Le coup d’Etat de 2013, qui mit fin au pouvoir des Frères en Egypte, a déstabilisé Ennahda – déjà discrédité par les meurtres, la même année, des opposants Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Se sentant renforcée, l’opposition séculière a organisé [à l’été] un sit-in sur la place du Bardo. Le président de l’Assemblée nationale constituante, Mustapha Ben Jaafar, pourtant allié de Rached Ghannouchi, a alors décidé la suspension des travaux de la constituante. Ce contexte a fait reculer Ennahda. Ghannouchi a compris qu’il ne pourrait l’emporter sur ce point crucial et il a opéré un recul tactique pour sauver son parti d’un destin funeste à l’égyptienne.

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Les Frères musulmans ont-ils tiré les leçons de leur échec ?

S. B. N. : Les marginalisés et les exclus de la confrérie l’ont fait. Je ne vois pas encore de production théorique de haut niveau, hormis l’ouvrage de Haytham Abou Khalil.

P. V. : Il semble qu’ils soient entrés dans une phase de travail culturel et idéologique. Malheureusement, les pouvoirs en place, en Egypte et en Tunisie, ont une gestion purement sécuritaire, voire brutale, des choses. L’alternative n’a pas émergé, et l’on assiste à une atomisation et à une décomposition du champ politique. Le risque, déjà établi, est que beaucoup de gens quittent leur pays, par désespoir ou par nécessité.

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