Commentary on Political Economy

Friday 26 April 2024

 DÉBATS

« L’action délétère de TikTok sur nos sociétés est peu contestable »

TRIBUNE
Paul Charon
Sinologue
Le politiste Paul Charon détaille, dans une tribune au « Monde », les caractéristiques qui font du réseau contrôlé par Pékin un instrument de sa politique.
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Partout, l’expansion vertigineuse de TikTok, l’opacité de son algorithme et ses pratiques intrusives suscitent des polémiques qui débouchent sur des restrictions d’utilisation, voire des interdictions. Les reproches adressés à l’application mobile de partage de courtes vidéos peuvent varier d’un Etat à l’autre, mais la controverse se cristallise essentiellement autour des menaces qu’elle fait peser sur la sécurité nationale. Celles-ci peuvent être résumées en quatre points.

Premièrement, TikTok est accusé de recueillir les données privées – numéro de téléphone, localisation, informations financières ou encore adresse IP de ses utilisateurs. La direction de l’entreprise affirme que ces données ont pour seul but de faciliter le ciblage publicitaire et qu’elles ne sont en aucun cas envoyées à la maison mère chinoise ByteDance. Mais la fuite des enregistrements de plus de quatre-vingts réunions internes a montré que des employés de ByteDance basés en Chine avaient eu accès à ces données. Ces révélations infirment les déclarations faites sous serment par les dirigeants de TikTok.

Pour apaiser les craintes du gouvernement américain, la société chinoise a entrepris de faire en sorte que les données des utilisateurs basés aux Etats-Unis soient stockées uniquement dans le pays, c’est le projet « Texas ». Ces efforts sont toutefois peu convaincants dans la mesure où le stockage des données aux Etats-Unis ne peut garantir totalement que des employés de ByteDance en Chine n’y auront pas accès.

Mais cette menace doit être relativisée car la Chine a des moyens bien plus efficaces d’accéder à des informations à très haute valeur ajoutée. C’est ce qu’illustre le vol, en 2014, de 21,5 millions de fichiers de l’Office of Personnel Management des Etats-Unis contenant notamment les dossiers de cadres de la sécurité nationale…

Deuxièmement, ByteDance serait sous le contrôle du pouvoir chinois, ce que le PDG de TikTok a démenti lors de son audition devant la Chambre des représentants des Etats-Unis. Mais le système chinois n’assure pas de séparation nette entre l’Etat-parti et la société. Autrement dit, aucune entreprise n’est véritablement indépendante du pouvoir. Ce constat est confirmé par l’établissement, depuis 2014, d’un cadre législatif imposant aux acteurs de la société chinoise de coopérer avec les services de renseignement.

Il est donc tout simplement impensable qu’une entreprise comme ByteDance puisse refuser de transmettre les informations en sa possession. Le fondateur de cette entreprise, Zhang Yiming, en a du reste déjà fait l’amère expérience en 2018 : il avait alors été contraint de fermer deux de ses applications, jugées contraires aux valeurs du régime, et de faire son autocritique en rédigeant des excuses publiques.

Façonner l’opinion

Troisièmement, les contenus de l’application serviraient la propagande de Pékin. La fuite de documents détaillant les directives transmises aux modérateurs a montré que TikTok divise les contenus prohibés en deux catégories : ceux qui méritent d’être supprimés ; et ceux qui sont simplement occultés.

Les règles de modération sont formulées de telle manière qu’elles semblent découler de l’application de principes généraux. Ainsi, il est prohibé de « diaboliser » l’histoire locale d’un pays – on ne peut donc point évoquer le massacre de la place Tiananmen (1989) –, comme de critiquer les régimes politiques et, par conséquent, le Parti communiste chinois (PCC). Cette censure qui ne dit pas son nom a fait la preuve de son efficacité puisque la plupart des sujets sensibles pour le PCC sont totalement absents.

Quatrièmement, le véritable intérêt de TikTok pour le pouvoir chinois se trouverait dans sa capacité à façonner les opinions. TikTok permet en effet au PCC de promouvoir des contenus qui favorisent une certaine interprétation de l’actualité internationale. On l’a vu à la suite des attaques du 7 octobre 2023 en Israël, où la plate-forme a contribué à orienter une partie de l’opinion internationale contre l’Etat hébreu, et de manière plus évidente encore à Taïwan, où le média dissémine auprès de la jeunesse de l’île une vision positive et bienveillante de la Chine qui, selon certains spécialistes locaux, pourrait affaiblir le sentiment identitaire et la volonté de maintenir le statu quo politique.

TikTok est d’ailleurs un redoutable vecteur de mobilisation de la population. Il suffit pour s’en convaincre d’observer comment les dirigeants de la société ont eux-mêmes appelé les utilisateurs de la plate-forme à manifester contre le projet de loi du gouvernement américain. Paradoxalement, cette mobilisation réussie des utilisateurs de TikTok aura sans doute achevé de convaincre les élus américains du danger qu’une plate-forme aussi puissante peut représenter entre les mains d’un Etat autoritaire.

A la lumière de ces quelques éléments, l’action délétère de TikTok sur nos sociétés est peu contestable. Ce constat plaide sans aucun doute pour une régulation plus ferme de ses activités. Cet encadrement peut prendre des formes diverses – dont la séparation totale d’avec la maison mère ByteDance. En revanche, l’interdiction intégrale de TikTok ne me semble pas souhaitable dans la mesure où cette décision viendrait nourrir le récit sur l’hypocrisie de l’Occident que Pékin dissémine avec succès dans le Sud global.

Paul Charon est sinologue et politiste, directeur du domaine renseignement, anticipation et stratégies d’influence à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (Irsem).

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