Commentary on Political Economy

Friday 19 April 2024

 

<p id="U2018669518100JE">Le port de Gênes, dont les travaux de modernisation sont financés depuis juillet&nbsp;2021 par la Banque européenne d’investissement, ici le 7&nbsp;février. <credit>MARCO BERTORELLO/AFP</credit></p>

Le port de Gênes, dont les travaux de modernisation sont financés depuis juillet 2021 par la Banque européenne d’investissement, ici le 7 février. MARCO BERTORELLO/AFP

Le plan de relance qui pourrait changer l’Italie

Avec près de 200 milliards d’euros de prêts et de subventions issus des aides européennes « Next Generation EU », Rome ambitionne de regonfler sa croissance, en finançant notamment les infrastructures

Allan Kaval

PADOUE (ITALIE)- envoyé spécial

Au croisement de la Via Trieste et de la Via Gaspare Gozzi, dans la cité vénète de Padoue (Italie), se joue l’une des innombrables manifestations d’un dessein gigantesque. Le long d’une chaussée éventrée parcourue de tiges de métal et de gravats, tournant le dos à deux imposantes pelleteuses, des ouvriers d’une société sous-traitante vérifient que le tracé des futurs rails d’une nouvelle ligne de tramway soit bien rectiligne, sous le regard du chef de chantier, qui garde en tête ses délais serrés. « Tout doit être terminé avant 2026, ça va arriver très, très vite », indique Johnny Viel, le responsable de l’entreprise de construction Ferrari Ferruccio, qui a obtenu l’appel d’offres de la municipalité de Padoue. Et pour cause : l’extension du réseau de transport de la commune est l’un des quelque 230 000 projets de toutes natures financés dans le cadre du plan national de reprise et de résilience (PNRR) italien, qui arrivera à échéance en 2026.

Grande cause nationale aux dimensions cyclopéennes, évoquée quotidiennement dans ses multiples aspects par la presse nationale et les médias régionaux, la section italienne du grand plan de relance européen « Next Generation EU », mis en place après la pandémie de Covid-19, représente près de 200 milliards d’euros de prêts et de subventions. Il s’agit de la part la plus importante accordée à un Etat de l’Union européenne sur les 800 milliards d’euros prévus au niveau communautaire. Sa formule initiale, finalisée sous le gouvernement de Mario Draghi (2021-2022), a été réformée sous l’égide de la présidente du conseil italien, Giorgia Meloni, au prix de longues négociations avec Bruxelles, mais son objectif reste identique : débloquer une croissance italienne structurellement faible par de grands projets d’infrastructures, de modernisation des administrations et des réformes.

Avec 644 millions d’euros de ressources, la commune de Padoue bénéficie du plus haut montant de financement par habitant d’Italie. Outre les nouveaux moyens de transport, elles doivent financer des projets de modernisation des services administratifs, des infrastructures sportives, des crèches, des cantines, des projets de requalification urbaine, des pistes cyclables et l’amélioration de l’éclairage public.

Hantise de perdre les fonds

La ville fait aussi office de modèle national pour l’organisation de l’allocation des ressources. C’est à Padoue, en somme, que le plan de relance italien tient le mieux ses promesses. « Le PNRR va permettre de transformer la ville. Nous n’avons jamais vu un tel effort d’investissement depuis la seconde guerre mondiale », se targue Lorenzo Minganti, le directeur général de la municipalité, qui se félicite également des compétences acquises par son administration grâce à la mise en œuvre du plan.

Derrière le projet phare du tram et les réalisations à venir, il y a, selon M. Minganti, l’instauration d’une nouvelle « qualité urbaine, avec la protection de l’environnement, davantage de touristes, une valorisation des quartiers traversés, mais aussi une administration plus compétente ». Sur le chantier, l’entrepreneur Johnny Viel énumère les retombées positives des travaux : « On a créé près de cinquante emplois, en embauchant des femmes, en priorité pour respecter les critères du plan ; on fournit de nouveaux clients aux restaurants et aux hôtels, on achète plus de ciment, on crée de la richesse… » Dans le cadre du plan, sa société a également obtenu des contrats de l’Agence nationale des autoroutes italienne, la société qui gère le réseau routier, et de Veneto Strade, son pendant régional en Vénétie.

« Derrière la préparation du PNRR entre 2020 et 2021, il y avait l’espoir de faire repartir tout le pays », explique Nicola Lupo, professeur à la School of Government de l’université Luiss Guido Carli, à Rome, qui a participé à la mise en œuvre du plan au sein de la présidence du conseil de septembre 2021 à mars 2023. « Le parallèle historique qui prévalait était celui du plan Marshall. » Initialement, les fonds prévus pour l’Italie s’élevaient à 191,5 milliards d’euros, répartis en 122,6 milliards de prêts et en 68,9 milliards de subventions. « Le PNRR est comme une grande loi de finance par sa complexité et la diversité des investissements qu’il prévoit », résume Roberto Trainito, associé à Intellera Consulting, une société qui assiste l’administration publique dans la mise en œuvre du plan. Le PNRR approuvé par la Commission européenne en juin 2021 comporte 66 réformes et 150 lignes d’investissement, censées répondre à des objectifs en matière de transition écologique, de transition digitale, de santé, d’éducation, de politiques actives du marché du travail, de transports et de justice, avec une réforme-clé censée permettre une réduction des délais des procédures judiciaires.

Les projets encadrés par le plan de reprise peuvent, par ailleurs, aller de la construction d’une nouvelle ligne à grande vitesse à l’amélioration du réseau mobile sur un territoire, en passant par l’édification d’une crèche, la restauration d’un théâtre ou le financement de tablettes pour les écoliers. Ils sont mis en œuvre par des ministères, des administrations centrales, des communes, des entreprises privées, des écoles, des musées. Le suivi est effectué à un rythme trimestriel. Le respect des échéances détermine, comme pour les autres pays européens bénéficiant du plan, le déblocage de nouvelles tranches de financement par Bruxelles.

Le mécanisme est distinct de celui qui prévaut pour les fonds de cohésion européens, centré sur la dépense. « Les financements basés sur la performance sont une révolution culturelle destinée à avoir des effets durables », affirme Roberto Trainito, d’Intellera Consulting. Cependant, ils représentent un défi important pour les entités chargées de les mettre en œuvre, si bien que la perspective de perdre les fonds alloués pour cause de non-respect des délais a constitué une hantise très présente dans le débat public. « Tout échec ou résultat partiel serait une défaite non seulement pour le gouvernement, mais pour l’Italie. C’est ainsi que cela serait interprété au-delà de nos frontières », avait ainsi averti le président de la République italienne, Sergio Mattarella, en juillet 2023.

Les communes sont particulièrement concernées par ces difficultés à tenir les échéances. « Absorber des fonds européens est un problème structurel, voire physiologique, en Italie, indique Domenico Lombardi, ancien économiste de la Banque d’Italie, directeur de l’observatoire des politiques de l’université Luiss Guido Carli. Les projets dont l’administration centrale est titulaire ne posent pas de problème, mais les communes n’ont souvent pas les capacités administratives et les compétences nécessaires pour mettre en œuvre leurs projets dans les temps. »

Chapitre énergétique

Selon M. Lombardi, la première mouture du plan a été trop concentrée sur les administrations publiques : « Elles n’arrivent pas pleinement à gérer les financements européens ordinaires, et on leur a ajouté des charges supplémentaires. » La dispersion initiale est un autre problème. « Le PNRR dans sa première version a été préparé dans des délais très serrés et par visioconférence pendant la pandémie de Covid-19, rappelle le consultant Roberto Trainito. On a tenté une approche du bas vers le haut pour identifier des projets et des initiatives, parfois d’envergure très limitée, à insérer en vitesse dans le plan, et c’est seulement dans un second temps que l’on a essayé de reconstruire une vision d’ensemble. » Selon lui, la réalisation du PNRR pâtirait aussi d’un manque d’ingénieurs, d’informaticiens ou de géomètres au niveau national, ainsi que de compétences en matière de gestion, et de gestion de fonds dans l’administration publique, comme dans les secteurs-clés.

En réponse à ces défis, l’exécutif de Giorgia Meloni s’est employé très tôt à obtenir une réforme du plan qu’elle avait hérité des gouvernements précédents. Si Rome a mis en avant l’impact de l’augmentation des prix des matières premières et les effets sur les coûts de l’invasion russe en Ukraine, l’objectif était aussi de restructurer la mise en œuvre du plan, en réduisant notamment le rôle des communes. Le projet, présenté en juillet 2023, fait disparaître certaines mesures au profit d’un chapitre énergétique. Il implique la construction d’infrastructures de transport de gaz dans la perspective de l’ambition affichée par le gouvernement de transformer l’Italie en « hub » énergétique entre l’Europe et l’Afrique. Des investissements dans des infrastructures électriques sont prévus, de même que des incitations aux investissements dans les énergies renouvelables.

L’implication des acteurs privés est accrue, avec davantage de crédits d’impôt, et les fonds sont réduits drastiquement pour les communes, qui perdent 13 milliards d’euros, censés être remplacés, plus tard, par des fonds nationaux. En novembre 2023, le plan révisé est approuvé par Bruxelles et passe à 194,4 milliards d’euros. Rome gagne du temps, certains objectifs étant reportés aux années suivantes. Le gouvernement s’enorgueillit d’avoir obtenu la quatrième tranche de financement du plan de reprise et d’en avoir sollicité la cinquième, l’état d’avancement du plan étant un motif de satisfaction récurrent des discours de Giorgia Meloni.

« Nous avons un niveau de ressources amplement supérieur à celui de tous les Etats membres et la Commission a intérêt à ce que le plan ne montre pas de signes de faiblesse. La priorité est de montrer qu’on va de l’avant, et tant pis si tout n’est pas réalisé comme prévu dans le moindre détail, juge Martina Zaghi, data journaliste au centre de recherche indépendant Openpolis, qui assure une veille de la mise en œuvre du plan de relance italien. Ce sont des négociations opaques et, près de quatre mois après l’approbation de la nouvelle version du plan, toutes les données pertinentes n’ont pas encore été rendues publiques. »

Pour Luciano Monti, professeur de politiques de l’Union européenne à l’université Luiss Guido Carli, le défi réside au-delà du PNRR : « L’Italie sera un pays différent quand le plan d’investissements arrivera à échéance, en 2026, du fait de ses nouvelles infrastructures et de la nouvelle méthode de gestion des fonds européens, non plus fondée sur la seule dépense, mais aussi sur les résultats. Le risque du plan, c’est de nous doter d’équipements que nous ne pourrons pas financer ensuite. Il faut se préparer budgétairement à l’après-PNRR le plus tôt possible. »

PLEIN CADRE

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