Commentary on Political Economy

Saturday 13 April 2024

 Le basculement de l’industrie allemande

Un fossé s’est creusé entre les grands groupes, qui produisent de plus en plus en Chine, et les sociétés de taille moyenne

Cécile Boutelet

BERLIN- correspondance

Quand le chancelier allemand, Olaf Scholz, s’envolera vers la Chine, samedi 13 avril, rien ne sera en apparence très différent des nombreux voyages effectués dans ce pays, par sa prédécesseure Angela Merkel, durant la décennie 2010, où l’Allemagne y a gagné tant d’argent. L’avion gouvernemental emportera des représentants de grands groupes allemands, au premier rang desquels Oliver Blume, patron de Volkswagen, première entreprise allemande, qui vend quatre voitures sur dix en Chine.

Pourtant, le rapport a fondamentalement changé entre Berlin et Pékin. L’Allemagne a adopté, en juillet 2023, une « stratégie chinoise », qui recommande aux entreprises de diversifier leurs sources d’approvisionnement et leurs clients, face à la montée des risques géopolitiques. A Bruxelles, à Washington, mais aussi à l’intérieur de la coalition allemande, les pressions sur le chancelier sont fortes, pour qu’il adopte une position plus ferme. Alors que l’Allemagne souffre d’une économie au ralenti, et que son industrie peut difficilement se passer des commandes chinoises, M. Scholz doit trouver un nouvel équilibre.

La tâche sera d’autant plus délicate que des fissures se sont accrues au sein de l’industrie allemande elle-même. Contrairement aux années 2010, le consensus fort qui régnait sur la question chinoise entre l’industrie, les syndicats et la politique s’est étiolé. Un fossé s’est creusé entre les grands groupes, qui produisent de plus en plus en Chine, et les entreprises de taille moyenne, pour qui le rapport entre les bénéfices et les risques posés par le marché chinois n’est plus aussi favorable.

« Beaucoup de PME redoutent de perdre la technologie sur laquelle ils sont à la pointe mondiale, s’ils produisent en Chine, et préfèrent y exporter. Mais l’accès au marché leur est devenu de plus en plus difficile. C’est pour cela qu’elles ont accueilli la recommandation du gouvernement de derisking, de diversifier les sources et les débouchés de façon plus offensive que les grandes entreprises », dit Rolf J. Langhammer, expert des échanges commerciaux à l’Institut pour l’économie mondiale de Kiel. Un sondage Ifo du 11 avril relève que seules 37 % des entreprises affirment être encore dépendantes des produits chinois pour leurs approvisionnements décisifs (46 % début 2022).

Cette divergence d’intérêts entre PME et grands industriels, longtemps limitée à une discussion au sein des milieux d’affaires, a pris, depuis quelques mois, une dimension bien plus politique. Alors que les groupes automobiles et leurs grands sous-traitants (Bosch, ZF, Continental) accusent le coup du ralentissement des ventes de véhicules électriques, ils ont annoncé plusieurs plans sociaux d’ampleur outre-Rhin…, en même temps qu’une accélération des investissements en Chine, premier marché automobile du monde.

C’est également le cas du chimiste BASF, qui a fermé des installations en Allemagne, en même temps qu’il a investi 10 milliards d’euros dans un nouveau complexe, à Zhanjiang (Guangdong), dans le sud de la Chine. Les syndicats commencent à réagir. En février, fait rarissime, un mouvement de grève a éclaté chez Bosch, contre les suppressions d’emploi.

Dans l’industrie, plusieurs responsables syndicaux ont exprimé leur inquiétude que les investissements d’avenir soient faits hors d’Allemagne et que, à long terme, la valeur ajoutée – et donc les emplois les mieux rémunérés – soit créée ailleurs.

Selon Noah Barkin, analyste pour l’institut de recherche américain Rhodium Group, les relations germano-chinoises sont probablement arrivées à un « point de bascule »« L’ère où les deux pays profitaient de leurs relations commerciales semble être arrivée à sa fin », souligne-t-il, dans une étude parue au mois de février.

Subventions massives

Il estime que le rapport gagnant-gagnant des années 2010 est en train de devenir un jeu à sommes nulles, où les investissements allemands en Chine correspondent à un désinvestissement en Allemagne. Le danger est d’autant plus menaçant que la Chine inonde les marchés mondiaux avec des produits manufacturés massivement subventionnés par Pékin, en particulier dans les spécialités où le « made in Germany » est traditionnellement performant, l’automobile et les technologies vertes.

Selon une étude du 10 avril, de l’Institut pour l’économie mondiale de Kiel, le montant des subventions chinoises est trois à neuf fois supérieur à ce que les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques dépensent en aides pour leurs entreprises. « Un des plus grands profiteurs est le constructeur de voitures électriques BYD », souligne l’étude. Pour l’instant, les grands constructeurs allemands estiment qu’ils peuvent résister à cette concurrence en Europe. Certains sous-traitants deviennent les fournisseurs des nouveaux géants chinois. Ils voient d’un œil critique toute idée de hausse des droits de douane sur les importations de véhicules chinois, par peur des mesures de rétorsion.

Mais combien de temps bénéficieront-ils d’une oreille compréhensive à la chancellerie ? « Pendant longtemps, nous avons avant tout considéré la Chine dans la perspective d’un marché très lucratif, estime Jürgen Matthes, économiste à l’Institut de Cologne, proche du patronat. Nous voyons que les entreprises allemandes produisent de plus en plus en Chine, pour la Chine, qu’elles exportent moins. Nous voyons aussi qu’il est moins facile, pour ces entreprises, de faire sortir les bénéfices et qu’elles les réinvestissent sur place. »

Cela signifie que de moins en moins d’emplois, en Allemagne, seront liés aux développements des entreprises en Chine. « Face à ce changement, comment vont réagir les politiques ?, s’interroge M. Matthes. Vont-ils se laisser influencer par les intérêts des grandes entreprises, qui ont un accès privilégié à la chancellerie, ou par l’intérêt du pays et des emplois locaux ? C’est la grande question. »

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