Commentary on Political Economy

Friday 12 April 2024

 « Les jeunes et la guerre » : sociologie d’une génération

Une étude menée par la chercheuse Anne Muxel dresse le portrait d’une jeunesse plus encline à s’engager et moins antimilitariste que ses aînés

Élise Vincent

Pour la première fois depuis le début, en février 2022, du conflit ukrainien, une étude sociologique, menée sur « les jeunes et la guerre », doit être rendue publique, vendredi 12 avril, à Sciences Po, à Paris. Réalisée par Anne Muxel, spécialiste de la jeunesse et directrice déléguée au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), elle confronte les jeunes aux perspectives concrètes de la guerre.

Menée pour l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire et la direction générale des relations internationales et de la stratégie – deux entités rattachées au ministère des armées –, cette étude, réalisée entre février et décembre 2023, passe au crible toutes les facettes du rapport aux armées des jeunes Français. Depuis leurs représentations des guerres actuelles et futures à l’influence de leur entourage, de l’école et des jeux vidéo, jusqu’à questionner leur volonté d’engagement et de résilience en cas de conflit.

Anne Muxel s’appuie, dans son étude, sur un sondage réalisé par l’Ipsos, auprès d’un échantillon représentatif de 2 301 jeunes âgés de 18 à 25 ans. Ce sondage – dont elle a conçu le questionnaire – a été réalisé en ligne, entre juin et juillet 2023, soit plus d’un an après le début de la guerre en Ukraine, mais avant l’échec de la contre-offensive et les perspectives actuelles très pessimistes.

Les résultats n’en sont pas moins révélateurs d’une évolution sensible du regard des jeunes sur l’engagement militaire, estime Mme Muxel. S’il y a régulièrement eu, ces dernières années, des enquêtes mettant en exergue leurs relatives bonnes dispositions à l’égard des armées, selon les résultats obtenus cette fois-ci, un nouveau cap est franchi : plus de 51 % des jeunes sondés se disent désormais « prêts » ou « peut-être prêts » à s’engager « si la protection de la France nécessitait que le pays s’engage dans la guerre en Ukraine », même si seulement 17 % d’entre eux se déclarent certains de ce choix.

L’arme nucléaire acceptable

Cette adhésion globale à un engagement militaire grimpe, par ailleurs, à 57 % quand les jeunes sont interrogés sur leurs dispositions à rejoindre les rangs de l’armée « en cas de guerre », sans préciser le contexte ukrainien. Des chiffres qui recoupent ceux recueillis par l’Ipsos, lors d’une enquête d’opinion effectuée en février 2023, où les moins de 35 ans apparaissaient déjà « nettement plus favorables » à l’envoi, par la France, de troupes en Ukraine, contre 17 % des 50 ans et plus, rappelle Mme Muxel dans son enquête. Cet ensemble d’indicateurs confirme un « regain de patriotisme » et « la disparition de l’antimilitarisme qui prévalait, auparavant, chez les jeunes générations » du fait de la conscription.

Autre signe d’évolution, selon la chercheuse : l’intérêt pour l’engagement militaire observé chez les jeunes se classant politiquement « plutôt à gauche » dans l’enquête, traditionnellement plus enclins à l’antimilitarisme. Ainsi, 45 % de ces derniers se montrent, aujourd’hui, disposés à rejoindre l’armée « pour défendre [leur] pays en cas de guerre », même si ce chiffre reste très en deçà de celui des jeunes se classant « plutôt à droite », à hauteur de 69 %.

Ces signes d’adhésion demeurent aussi élevés lorsque les jeunes sondés sont confrontés aux conséquences que pourrait avoir cet engagement. Interrogés sur leur acceptabilité de « tuer » un « ennemi » pour « défendre [leur] pays », 57 % se disent ainsi « prêts » ou « peut-être prêts ». De même, 47 % se disent « prêts » ou « peut-être prêts » à « être torturés pour ne pas dénoncer [des] camarades », tout comme 45 % se montrent « prêts » ou « peut-être prêts » à être « gravement blessés physiquement » et 42 % à « être fait prisonniers » ou à « mourir au combat ».

Les personnes interrogées pour cette enquête ont également montré une inattendue désinhibition à l’égard de l’emploi de l’arme nucléaire, souvent instrumentalisée par la Russie dans le cadre du conflit ukrainien. A la question : « Jugez-vous acceptable pour un pays, qui la détient, d’utiliser l’arme nucléaire contre un autre pays en cas de conflit majeur ? », 49 % l’ont jugé « acceptable, dans certains cas » ou « tout à fait acceptable ».« L’éloignement temporel du traumatisme des effets des bombes atomiques lâchées par l’armée américaine sur Hiroshima et Nagasaki, en 1945, n’est pas sans incidence », avance Mme Muxel.

La publication de cette étude n’intervient pas à un moment anodin pour les armées. Confrontée à des difficultés croissantes de fidélisation, l’institution militaire cherche à favoriser le débat sur tout ce qui peut contribuer à interroger le « lien armée-nation » et les capacités de résilience d’une génération qui n’a pas connu la guerre. Avec quelque 90 000 jeunes qui se présentent chaque année aux tests de recrutement, « l’armée est l’un des plus gros recruteurs en France », rappelle la chercheuse.

Malgré cette prescience de la guerre, les jeunes interrogés demeurent largement préoccupés par les risques environnementaux. Pour 39 % d’entre eux, le réchauffement climatique reste le sujet le plus préoccupant, loin devant le pouvoir d’achat (28 %), les inégalités sociales (25 %) ou l’insécurité (22 %). Le risque de guerre n’intervient qu’au sixième rang de leurs inquiétudes, avec 18 % d’opinions exprimées en ce sens.

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