Commentary on Political Economy

Thursday 11 April 2024

 Vladimir Poutine est à l’offensive, et l’Europe est toujours à la traîne

L’ancien premier ministre belge, actuel rapporteur du Parlement pour les réformes institutionnelles de l’Union, s’inquiète des réactions insuffisantes des Etats membres face à la menace russe et appelle à un sursaut en faveur d’une véritable union de la défense

Guy Verhofstadt

Alors apparut une certaine vision de la défense européenne, assortie de projets concrets. « Cette armée européenne ne doit pas simplement aligner des unités militaires nationales, déclarait un premier ministre français, cela ne ferait que masquer une coalition à l’ancienne. Une armée européenne unie, composée des forces des différentes nations européennes, doit, dans la mesure du possible, regrouper toutes ses composantes humaines et matérielles sous une seule autorité politique et militaire européenne. »

Ce n’était pas une chimère. Le traité qui sous-tendait cette vision expliquait en détail comment les institutions communes fonctionneraient, comment les budgets communs seraient financés, comment les forces militaires communes seraient rendues opérationnelles, jusqu’à préciser le nombre d’unités et de soldats, leurs insignes et leurs uniformes. Le protocole à ajouter au traité de l’Atlantique Nord fut même envoyé au Sénat américain, lequel l’approuva. Une armée européenne était donc possible. Plus que possible, nécessaire. « Les événements mondiaux ne nous laissent pas le choix », déclarait ce chef de gouvernement.

Mais, subitement, la menace russe a semblé s’estomper et tout a été abandonné. Nous étions en 1954. Le premier ministre, que l’on appelait à l’époque président du conseil des ministres, s’appelait René Pleven (1901-1993). Le facteur qui a enrayé la Communauté européenne de défense (CED) a été la mort de Staline, le 5 mars 1953, et les vains espoirs d’une Russie plus pacifique. L’élan alors donné à l’Europe pour assurer sa propre sécurité s’est évaporé.

Aujourd’hui, Staline est de retour. Moscou écrase la dissidence, envahit ses voisins et rêve d’écrire l’histoire par la force brutale. Les parallèles entre Poutine et Staline ont été abondamment établis. Nous sommes à nouveau dans une guerre froide, qui menace de s’intensifier à tout moment.

La seule chose qui manque pour compléter le tableau, c’est que l’Europe en tire les conséquences. Tout au plus parle-t-on d’une augmentation des dépenses militaires et de l’intégration européenne des industries nationales de défense. Pis, on feint de croire que la création d’un commissaire européen à la défense devrait suffire à résoudre tous les problèmes. Si le Kremlin semble renouer avec les années 1950, le Berlaymont [bâtiment où siège la Commission européenne, à Bruxelles] se croit toujours dans les années 1990.

Structures de défense cloisonnées

Parlons plutôt des dures réalités du XXIe siècle. Nous, Européens, dépensons déjà ensemble trois fois plus que la Russie, sans améliorer pour autant nos capacités communes de défense. Du point de vue du rapport qualité-prix, nous sommes quatre fois moins efficaces que les Etats-Unis. Nous le savions déjà lors des opérations bâclées en Libye en 2011. L’Europe avait prétendu diriger les opérations, mais s’était retrouvée bientôt contrainte de demander aux Américains de prendre le relais, faute de capacités opérationnelles. Et cette impuissance s’est répétée depuis lors en Syrie, en Afrique, en Ukraine. Pourtant, nous ne parvenons toujours pas à en tirer les leçons.

Certes, nous avons utilisé et élargi la Facilité européenne pour la paix, et c’est une bonne chose. Mais l’accumulation de dépenses ne fait pas une politique de défense. Que nous livrions à l’Ukraine des armes et des munitions américaines ou européennes ne modifie pas fondamentalement le fonctionnement de nos armées. Nos structures de défense demeurent étroitement cloisonnées. Trop dissemblables pour que l’Ukraine puisse réellement en profiter sur le terrain.

En prime, le parapluie américain paraît de moins en moins fiable. Donald Trump ne nous a-t-il pas récemment avertis que « les Etats-Unis devraient payer leur juste part, pas celle de tous les autres », et ajouté qu’il existe « un joli, grand, magnifique océan » entre l’Europe et les Amériques ?

Pensée anachronique et dangereuse

Pour une fois, je suis d’accord avec lui : il est temps pour l’Europe de grandir, d’arrêter de penser que l’ordre mondial est immuable et de comprendre, au contraire, que, désormais, nous devrons assumer la responsabilité de notre propre sécurité. Avec nos alliés et partenaires, si c’est possible. Sinon sans eux. Au XXIe siècle, notre souveraineté sera européenne ou ne sera pas. La myopie en matière de sécurité dans le quartier européen bruxellois est atterrante. Cela fait déjà deux ans que Poutine est à l’offensive, et nous sommes toujours à la traîne, non seulement pour soutenir militairement l’Ukraine, mais pour nous atteler à changer le logiciel de l’Union européenne (UE).

La réforme promise de nos institutions est dans l’impasse, au prix de notre crédibilité internationale et au risque de notre impotence géostratégique. Le financement de notre effort de guerre par le biais d’euro-obligations reste un tabou, faisant ainsi dépendre notre solidarité avec l’Ukraine de budgets nationaux exsangues et exposant nos opinions publiques au « populisme de paix » propagé par Moscou.

Malgré tous les grands discours, les projets d’une véritable union de la défense sont dans les limbes, à Bruxelles comme dans les capitales nationales. La défense reste conçue comme une partie indissociable et intouchable de la souveraineté nationale. C’est une pensée anachronique et dangereuse.

Poutine mène une guerre contre nos voisins et alliés, il aide et encourage nos ennemis intérieurs, il cible notre sécurité et la démocratie libérale et toutes les valeurs défendues par l’UE. Mais plutôt que de se référer à René Pleven pour préparer notre défense, nos dirigeants préfèrent s’en remettre à l’adage d’un autre président du conseil de la IVe République, Henri Queuille (1884-1970) : « Il n’est pas de problème qu’une absence de solution ne finisse par résoudre. »

Plutôt que d’attendre la mort de Poutine en espérant un miracle pour sa succession, apparemment encore lointaine, l’heure n’est-elle pas venue d’un sursaut de lucidité et de courage ?

Guy Verhofstadt, ancien premier ministre belge (1999-2008), est député européen (Renew Europe)

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