Commentary on Political Economy

Wednesday 23 February 2022

OCCUPY SWITZERLAND! STINKING SWAMP!

Joseph Stiglitz : « En Suisse, la kleptocratie et la corruption continuent de prospérer »

TRIBUNE

Joseph Stiglitz


Professeur d’économie à l’université Columbia


Le Prix Nobel d’économie salue l’effet provoqué par les « Suisse Secrets » et souligne que les principales victimes de l’argent sale caché chez Credit Suisse sont les populations de pays pauvres ayant des dirigeants corrompus.


Publié aujourd’hui à 06h00, mis à jour à 08h59 Temps deLecture 4 min.



Ajouter aux favoris


Partager sur Facebook


Envoyer par e-mail

Partager sur Whatsapp

Plus d’options

Article réservé aux abonnés


Tribune. « Suisse Secrets », la dernière bombe lâchée par un groupe de médias internationaux, est la continuation du travail commencé avec les « Panama Papers » et les « Paradise Papers ». Il s’agit de la même vieille histoire qui se répète, à l’infini. Chaque fois que des journalistes lèvent le voile sur ce qui se passe dans le secteur financier, nous comprenons mieux l’importance du secret bancaire : chaque fois apparaît un réseau de corruption et d’activités sordides derrière lesquels se cachent sans surprise une armée de clients douteux et de familles de dictateurs, mais aussi une poignée de responsables politiques, apparemment respectables, de pays démocratiques.


Mais cette fois-ci, cela semble différent. Il ne s’agit pas d’une petite île obscure située dans des eaux reculées, ni d’un pays en développement en quête d’un autre modèle économique que celui de la drogue. Non, il s’agit d’une grande banque, Credit Suisse, implantée au cœur de l’Europe, dans l’un des pays les plus prospères du monde, un pays où l’État de droit est censé primer. Ces révélations sont d’autant plus désolantes que le pays et la banque impliqués ont promis transparence et amendement – après avoir, des décennies durant, facilité l’évasion fiscale sans que cela paraisse poser le moindre problème. Or le problème se trouve précisément là : il ne saurait y avoir de responsabilité financière des États et des banques en l’absence de transparence accrue.


Galerie de malfrats

La position de la Suisse, dont la loi sanctionne ceux qui tentent de percer son secret, semble de plus en plus double. Dans le monde entier, des pays adoptent des lois sur les lanceurs d’alerte, exposés à l’extrême difficulté de faire la lumière sur des comportements nuisibles. Aux Etats-Unis, les révélations de Frances Haugen sur les méfaits de Facebook n’auraient sans doute pas été possibles sans les solides lois américaines sur les lanceurs d’alerte. A l’inverse, la Suisse semble s’arc-bouter sur la défense du secret bancaire, en dépit de ses conséquences néfastes, et sanctionne les journalistes et autres personnes qui parviennent à accéder à des données sur ce qui se passe à l’ombre de son système financier.


Lire aussi « Facebook Files » : retrouvez l’audition de la lanceuse d’alerte Frances Haugen à l’Assemblée nationale

Il est regrettable, mais hélas pas surprenant, qu’aucun média suisse n’ait pu participer à cette enquête collaborative mondiale, étant donné les lourdes conséquences légales prévues par les lois suisses sur le secret bancaire. Nous ne pouvons donc que saluer l’action de ces journalistes non suisses qui risquent des poursuites des autorités helvétiques. Sans aucun doute, la Suisse sait l’effet dissuasif de sa législation : sans aucun doute ou presque, son but est de préserver aussi longtemps que possible son modèle économique, pour empocher une petite part des biens illicites ou mal acquis, en échange d’un refuge sûr et secret où amasser et stocker leurs lingots.


Newsletter

« LA REVUE DU MONDE »

Chaque vendredi, les dix articles de la semaine qu'il ne fallait pas manquer.

S’inscrire

Dans « Suisse Secrets », deux points nous paraissent alarmants. Les journalistes de cette enquête n’ont eu accès qu’à une petite partie des données clients des banques, or si cette infime fraction comprend déjà autant de clients douteux, de dictateurs et de familles de dictateurs, de criminels de guerre, d’agents et de chefs du renseignement, de dirigeants corrompus, de trafiquants d’êtres humains, de chefs d’Etat, d’hommes d’affaires frappés par des sanctions internationales et de personnes coupables de violations des droits humains – une véritable galerie de malfrats –, que verrions-nous si les portes de la banque étaient grandes ouvertes ?


Lire aussi Article réservé à nos abonnés « Améliorer la protection des lanceurs d’alerte est un enjeu vital pour une démocratie vivante »

Second point, les pays qui pâtissent le plus du soutien du Credit Suisse à ces voyous sont les pays en développement et les marchés émergents. Ces révélations confirment ce que les experts disent depuis longtemps : la Suisse a accepté de mettre en place des échanges automatiques d’informations principalement avec d’autres pays développés, et non avec les pays pauvres, notamment ceux qui risquent d’être le théâtre de ces activités illicites. La kleptocratie et la corruption peuvent donc continuer d’y prospérer.


Moralement répugnant

Il est rassurant de constater que des journalistes se battent pour « le droit de savoir » des citoyens de ces pays, qui sont dans l’incapacité de contrôler ce que leurs dirigeants politiques cachent dans des coffres-forts suisses. Le monde politique des pays développés se plaît à condamner la corruption des pays moins avancés. Or ce sont des pays comme la Suisse qui la rendent possible : ils fournissent un refuge sûr et assurent des bénéfices à long terme.


Soyons clairs : la Suisse n’est pas le seul pays en cause. A juste titre, elle fait remarquer que si elle mettait fin à la confidentialité, cela ne ferait que déplacer ailleurs ces activités indésirables des secteurs immobiliers et financiers, par exemple vers Miami, Londres ou d’autres centres du blanchiment d’argent. Toujours est-il qu’il y a quelque chose de moralement répugnant chez ces personnes qui, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou en Suisse, vivent de l’argent volé à des populations infiniment plus pauvres.


Lire aussi « Suisse Secrets » : un appel pour la liberté de la presse

Combien de scandales, combien de révélations faudra-t-il pour que la Suisse, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et d’autres pays changent leurs lois sur le secret dans les secteurs bancaires et immobiliers, et sur toutes les autres activités qui facilitent le blanchiment d’argent, et promeuvent le crime et la corruption ? Cette bombe montre que la Suisse tire bénéfice d’un flux d’argent en provenance de pays pauvres. Reste que le système lui-même est à son tour corrupteur : la puanteur de l’argent sale contamine tout ce avec quoi il entre en contact.


Espérons que « Suisse Secrets », ce titanesque travail de journalisme droit et honorable, fera honte à ceux qui s’opposent à la mise en place d’un système économique et financier plus transparent. 

No comments:

Post a Comment