Commentary on Political Economy

Saturday 12 February 2022

PIKETTY! WHAT A HERO!

 Sanctionner les oligarques, pas les peuples

La crise ukrainienne a fait ressurgir un vieux débat : comment sanctionner efficacement un Etat comme la Russie ? Disons-le d’emblée : il est temps d’imaginer un nouveau type de sanctions centrées sur les oligarques ayant prospéré grâce au régime en question. Cela passe par la mise en place d’un cadastre financier international, ce qui ne sera pas du goût des fortunes occidentales, dont les intérêts sont beaucoup plus fortement liés à ceux des oligarques russes et chinois que ce l’on prétend parfois. C’est pourtant à ce prix que les pays occidentaux parviendront à gagner la bataille politique et morale face aux autocraties et à démontrer aux opinions mondiales que les grands discours sur la démocratie et la justice ne sont pas des mots creux. Rappelons d’abord que les gels d’actifs détenus par Poutine et ses proches font déjà partie de l’arsenal de sanctions expérimentées depuis plusieurs années. Le problème est que les gels pratiqués jusqu’ici restent largement symboliques. Ils ne portent que sur quelques dizaines de personnes et peuvent être contournés en utilisant des prête-noms, d’autant que l’on ne s’est jamais donné les moyens de mesurer et de croiser systématiquement les portefeuilles immobiliers et financiers détenus par les uns et les autres.

Les Etats-Unis et leurs alliés envisagent maintenant de débrancher la Russie du réseau financier Swift, ce qui priverait les banques russes d’accès au système international de transactions financières et de transferts d’argent. Le problème est qu’une telle mesure est très mal ciblée. De même qu’avec les sanctions commerciales classiques, qui après la crise de 2014 avaient été largement instrumentalisées par le pouvoir pour renforcer son emprise, le risque serait d’imposer des coûts considérables aux entreprises russes et occidentales ordinaires, avec des conséquences néfastes pour les salariés concernés. La mesure affecterait aussi un grand nombre de binationaux et de couples mixtes, tout en épargnant les plus fortunés (qui auraient recours à des intermédiaires financiers alternatifs).

Pour faire plier l’Etat russe, il est urgent de concentrer les sanctions sur la mince couche sociale de multimillionnaires sur laquelle s’appuie le régime : un groupe nettement plus large que quelques dizaines de personnes, mais beaucoup plus étroit que la population russe en général. Pour fixer les idées, on pourrait cibler les personnes détenant plus de 10 millions d’euros en patrimoine immobilier et financier, soit environ 20 000 personnes d’après les dernières données disponibles. Cela représente 0,02 % de la population adulte russe (110 millions actuellement). En fixant le seuil à 5 millions d’euros, on frapperait 50 000 personnes ; en l’abaissant à 2 millions on en toucherait 100 000 (0,1 % de la population).

Gageons que l’on pourrait déjà avoir un effet considérable en ciblant les détenteurs de plus de 10 millions d’euros. Ces 20 000 personnes sont celles qui ont le plus bénéficié du régime Poutine depuis son arrivée au pouvoir en 1999, et tout indique qu’une part considérable de leurs actifs immobiliers et financiers est localisée dans les pays occidentaux (entre la moitié et les trois quarts). Il serait donc relativement aisé pour les Etats occidentaux de ponctionner lourdement ces patrimoines, mettons à un taux de 10 % ou 20 % pour commencer, en gelant le reste à titre conservatoire. Parions que ce groupe, menacé de ruine et d’une interdiction de séjour en Occident, saurait se faire entendre du Kremlin.

Le même mécanisme aurait pu être utilisé à la suite de la répression politique chinoise à Hongkong, et pourrait s’appliquer à l’avenir aux quelque 200 000 Chinois détenant plus de 10 millions d’euros. Même si leurs actifs sont moins internationalisés que ceux des Russes, ils seraient eux aussi durement touchés et pourraient faire vaciller le régime.

Une idéologie hypercapitaliste débridée

Pour appliquer ce type de mesure, il suffirait que les pays occidentaux mettent enfin en place un cadastre financier international (projet aussi appelé « global financial registry » ou GFR) permettant de conserver la trace de qui possède quoi dans les différents pays. Comme l’avait déjà montré le Rapport sur les inégalités mondiales de 2018, un tel projet est techniquement possible et passe par la prise de contrôle, par la puissance publique, des dépositaires centraux privés (Clearstream, Euroclear, Depository Trust Company, etc.) qui assurent actuellement l’enregistrement des titres et de leurs propriétaires. Ce registre public serait aussi une étape indispensable pour lutter contre les flux illicites, l’argent de la drogue, la corruption internationale.

Alors pourquoi n’a-t-on toujours pas avancé dans cette direction ? Pour une raison simple : les fortunes occidentales craignent qu’une telle transparence finisse par leur nuire. On touche là à l’une des principales contradictions de notre époque. On surjoue l’affrontement entre « les démocraties » et « les autocraties », en oubliant que les pays occidentaux partagent avec la Russie et la Chine une idéologie hypercapitaliste débridée et un système légal, fiscal et politique de plus en plus favorable aux grandes fortunes. 

En Europe et aux Etats-Unis, on fait tout pour distinguer les « entrepreneurs » occidentaux, utiles et méritants, des « oligarques » russes ou chinois, indiens ou africains, nuisibles et parasites. Mais la vérité est que les uns et les autres ont beaucoup en commun. En particulier, l’immense prospérité des multimillionnaires sur tous les continents depuis 1980-1990 s’explique en grande partie par les mêmes facteurs, et notamment par les faveurs et privilèges qui leur ont été accordés. La libre circulation des capitaux sans contrepartie fiscale et collective est un système intenable à long terme. C’est en remettant en cause cette doxa commune que l’on pourra à la fois sanctionner efficacement les autocraties et promouvoir un autre modèle de développement.

Thomas Piketty est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris

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