REPORTAGEALMATY (KAZAKHSTAN) -envoyé spécial

Dix jours après la vague de violences qui a déchiré Almaty, poumon économique et culturel du Kazakhstan, un rideau opaque vient d’être tiré sur sa mairie incendiée. Autrefois trépidante, la ville est aujourd’hui prostrée dans le deuil et le doute. Onze portraits de policiers et de militaires tués pendant les troubles se succèdent sur les écrans géants de la place. Mais rien pour rappeler les plus de 200 civils morts lors des manifestations contre la hausse des prix de l’énergie qui ont débuté le 2 janvier. Les militaires russes, venus prêter main-forte au régime, se sont engouffrés dans leurs avions gros-porteurs et disparaissent vers le nord.

Civils abattus sans raison, arrestations arbitraires, torture pour extorquer des aveux… Telle une locomotive lancée à pleine vitesse, la machine répressive s’emballe. Dans la cabine, un président, Kassym-Jomart Tokaïev. Au pouvoir depuis 2019, il s’est affranchi de la tutelle de son maître, Noursoultan Nazarbaïev, figure politique incontournable du pays pendant trente ans, et prétend construire un « nouveau Kazakhstan ». Mais l’émancipation s’est accompagnée d’une rhétorique féroce. Le 8 janvier, M. Tokaïev expliquait dans un tweet le bain de sang par une attaque de « 20 000 terroristes » sur Almaty. Certains « parlaient des langues autres que le kazakh » et étaient « dirigés d’un seul centre », a-t-il assuré. La veille, il avait ordonné aux forces de l’ordre de « tirer sans sommation » sur les « bandits et terroristes ».

Depuis, aucune information n’a filtré sur ce mystérieux « centre unique », ni sur les « étrangers » déferlant sur Almaty. On ignore toujours pourquoi la police a brusquement disparu dans la soirée du 5 janvier, livrant deux millions d’habitants à des bandes de pillards, parfois armés. On ignore aussi qui a « kidnappé »– selon la police – quarante et un corps, disparus des morgues de la ville, pourtant gardées par des policiers et entourées de caméras de surveillance. Ce qui remonte désormais, ce sont les témoignages de civils pris au piège entre les mystérieuses bandes armées et les forces de l’ordre, sous pression politique pour arrêter ces 20 000 « terroristes ».

Le mercredi 5 janvier vers midi, lorsque Sayat Adilbekuly, 28 ans, sort de chez lui afin d’acheter des médicaments, il n’a aucune idée de ce qui se trame. Sa fille de 1 an et demi est malade depuis une semaine, sa fièvre est remontée et elle tousse fortement. Ce photographe de mariage tente de commander des médicaments par Internet avec livraison express. En vain. Des manifestations se déroulent dans le centre-ville, cela n’a rien d’inédit. L’homme prend alors sa voiture, fait le tour des pharmacies de son quartier, dans la banlieue d’Almaty. Elles sont toutes fermées. Il appelle son épouse Guzal pour expliquer son retard et décide de se rendre dans le centre-ville, à la pharmacie générale.

Arrestations à l’hôpital

« Après ce coup de fil, plus de nouvelles de lui, raconte son frère aîné Alibek, un technicien automobile de 37 ans. Quand nous l’appelions, nous n’entendions même pas de tonalité. » A ce moment-là, la famille Adilbekuly, comme la plupart des habitants d’Almaty, ignore que l’état d’urgence vient d’être déclaré et que les autorités ont coupé Internet et les communications mobiles. Plusieurs chaînes de télévision ont cessé d’émettre.

Lorsque Sayat finit par réapparaître à son domicile à 17 heures, il est livide et manque s’effondrer sur sa mère. En le retenant, elle remarque que le bas de sa chemise est maculé de sang. Ses proches découvrent en le déshabillant deux trous sanglants. L’un, de petite taille, dans le bas du dos. L’autre, béant, au-dessus de la hanche droite. Aussitôt emmené à l’hôpital, il subit le soir même une opération d’une heure. Un compte rendu du chirurgien de l’hôpital municipal no 7, dont Le Monde a pu prendre connaissancesignale une « blessure par arme à feu ayant touché le rein droit ».

L’opération réussit à sauver le rein. La famille, qui n’est pas autorisée à voir le patient à cause de la pandémie de Covid-19, apprend, en lisant le compte rendu médical, des bribes d’information. « Pendant les manifestations, le patient s’est rendu à la pharmacie centrale, qui était fermée. Remontant la rue Fourmanov, il tombe sur un groupe d’inconnus. Etant blogueur, il commence à filmer la scène. En réponse, le groupe lui demande de cesser de filmer, avant qu’un conflit éclate entre eux. Les inconnus se mettent à le frapper. Le patient tente de s’enfuir et un coup de feu retentit. »

Les circonstances étonnent Guzal. Elle assure que son époux ne s’est jamais mêlé de politique. Une surprise bien plus sinistre attend les proches de Sayat Adilbekuly. Le 8 janvier à 10 heures, une infirmière de l’hôpital no 7 appelle le domicile de la famille, pour l’informer que « des policiers ont arrêté plus de trente personnes à l’hôpital, dont Sayat ». Alibek se rue sur place. Un garde lui apprend que son frère vient d’être embarqué par un commando « Arlan », des forces spéciales du ministère de l’intérieur, vers une destination inconnue. Tous les vêtements de son frère, y compris ses sous-vêtements, lui sont remis. « Ils ont embarqué Sayat nu dans son drap d’hôpital, en plein hiver, avec un cathéter pendouillant de son ventre », s’étrangle Alibek.

Impossible d’obtenir la moindre explication au siège du ministère de l’intérieur à Almaty : « Les policiers menacent de tirer sur quiconque s’en approche. » Après deux jours sans nouvelles de son frère, Alibek décide, le 10 janvier, de déposer plainte au commissariat du quartier. « C’était comme basculer dans l’envers du décor. J’ai vu de mes propres yeux des policiers torturer plein de types dans le commissariat. Ils ne se cachaient pas pour faire ça, dans le couloir, devant tout le monde. Je les ai vus asséner des coups terribles dans leurs torses. Les poings enroulés dans des serviettes pour ne pas laisser des traces sur la peau. J’ignorais que la police agissait ainsi dans mon propre pays. » Un agent recueille la plainte. Il prévient d’emblée qu’aucune recherche ne sera lancée, puisque son frère a été arrêté par les forces de l’ordre.

« Etat policier »

Un avocat commis d’office finit par retrouver Sayat Adilbekuly dans la maison d’arrêt no 18 d’Almaty, saturée depuis les événements du « janvier sanglant ». Aucune inspection médicale n’a été faite sur le détenu, qui continuait le 16 janvier à porter un cathéter débranché qui aurait dû lui être retiré, avait précisé le chirurgien, depuis le 12 janvier. Sayat Adilbekuly, dont un juge d’Almaty vient de prolonger la détention de deux mois, risque désormais une septicémie.

La famille ne sait plus vers qui se tourner. « Quatre chaînes de télévision locales sont venues nous filmer, raconte Alibek. Deux n’ont rien diffusé. Les deux autres ont monté le reportage de telle sorte que l’histoire ressemble à une simple disparition. » Depuis, il a reçu un coup de fil anonyme le menaçant d’une lourde peine de prison pour avoir « calomnié les forces de l’ordre », s’il osait répéter que son frère a été kidnappé par la police.

Les responsables de la santé publique préfèrent dédouaner la police. Asel Artakshinova, porte-parole du ministère de la santé, a ainsi déclaré que certains patients s’étaient « enfuis des hôpitaux, même des unités de soins intensifs, avec l’aide d’inconnus armés ». Ces paroles attisent l’angoisse et la colère. « Il y a des caméras de surveillance aux entrées des hôpitaux, tempête Alibek Adilbekuly. Mais bien entendu, seule la police y a accès. »

Confrontée à l’hostilité des forces de l’ordre, la société civile s’est organisée pour établir un décompte indépendant des disparus. Qantar, un groupe de volontaires, a dressé une liste d’une cinquantaine de personnes à Almaty. Contactés par Le Monde, les proches se rétractent, tout en admettant avoir fait l’objet de pressions. Malgré des demandes répétées, le ministre de l’intérieur se refuse à tout commentaire. Une conférence de presse, prévue dimanche 16 janvier, a été annulée au dernier moment « en raison de tests positifs des représentants de la police au Covid ».

« Nous vivons dans un Etat policier. Le Kazakhstan se classe au sixième rang mondial en termes de nombre de policiers par habitants, confie Rinat, un ancien officier des services de sécurité d’Etat (KNB), soucieux de garder l’anonymat. Et pourtant, le bilan des violences est désastreux. Nos services n’ont rien vu venir, certains ont fui, et maintenant ils cherchent à se rattraper en arrêtant à tour de bras. C’est le résultat de décennies d’autoritarisme. » Pour Jasaral Kouanychalin, un dissident de 72 ans, la violence des forces de l’ordre vise un objectif bien précis : « Terroriser la société civile pour dissuader quiconque de manifester en public son mécontentement. »« Nouveau Kazakhstan », vieilles recettes.