Commentary on Political Economy

Friday 21 January 2022

SI LENINE DEVRAIT ECRIRE A NOUVEAU: “Que Doit On Faire?”

 

« Allô Pasternak ? Ici Staline ! »

Avec « Disputes au sommet », Ismail Kadaré livre l’entêtant roman d’un coup de téléphone mythique de 1934. Une réussite

Et d’abord, les faits, ou le peu que l’on en sait. La scène se passe à Moscou, en 1934. Le 23 juin, dans l’après-midi, l’écrivain Boris Pasternak (1890-1960) – le futur auteur du Docteur Jivago (1957) et lauréat du prix Nobel de littérature 1958 – reçoit un coup de téléphone inattendu du camarade Staline. Le chef suprême de l’URSS désire s’entretenir avec lui du poète russe Ossip Mandelstam (1891-1938). Il sait que Pasternak et lui sont amis. Quelques mois plus tôt, à l’automne 1933, Mandelstam a composé sa célèbre Epigramme contre Staline, qualifié de « bourreau et assassin de moujiks ». Pour décrire « le montagnard du Kremlin », Mandelstam n’a pas cherché à mâcher ses mots : « Ses doigts sont gras comme des vers/ Des mots de plomb tombent de ses lèvres./ Sa moustache de cafard nargue,/ Et la peau de ses bottes luit. » Lorsque Staline appelle Pasternak, Mandelstam vient d’être arrêté et condamné à la relégation. Il mourra quatre ans plus tard dans un camp de transit vers la Kolyma.

Mais revenons à 1934, à ce coup de fil mythique – on le retrouve sous la plume de nombreux auteurs soviétiques ayant écrit sur l’ère stalinienne. Cette fois, c’est le grand écrivain albanais Ismail Kadaré qui s’en empare, près de quatre-vingt-dix ans après les faits. Dans Disputes au sommet, l’auteur du Général de l’armée morte (1963) explique. Il était lui-même étudiant à Moscou, dans les années 1950. C’est là, à l’Institut Gorki, qu’il a entendu parler de cet échange pour la première fois. Depuis, il n’a pas cessé d’y penser. Ces trois à quatre minutes de dialogue avaient-elles scellé le destin du poète ? Pour quelle raison Staline avait-il appelé Pasternak ? Avait-il des doutes sur le sort à réserver à Mandelstam au moment où « le nom du poète était sur toutes les lèvres » ? Voulait-il mettre Pasternak à l’épreuve ? Celui-ci avait-il trahi son ami ? Avait-il été pris de court ? On disait que, à la question : « Que penses-tu de Mandelstam ? »,Pasternak aurait répondu : « Nous sommes différents, camarade Staline. » Etait-ce la preuve de son désaveu ? Qu’aurait fait Kadaré à sa place ? Et qu’est-ce qui l’attirait tant, lui, Kadaré, dans ces quelques minutes qui le poursuivaient jusque dans ses rêves ?

Treize versions

La structure du récit est simple, a priori. Au début du livre, on voit l’auteur sur ses vieux jours tentant d’écrire le roman de cet épisode. Le décrivant à son éditeur, qui doute : « Jamais le poète et le tyran n’auraient dû se retrouver dans le même camp. » Puis Kadaré laisse de côté les mises en abyme, et décortique les différentes versions qu’il a pu réunir de ce coup de fil. Pas moins de treize : KGB, maîtresse et amis de Pasternak, autres écrivains… A chaque fois, ce n’est ni tout à fait la même ni tout à fait une autre. Aucune ne semble ni totalement fausse ni totalement fiable. Le plus déroutant ou le plus ironique étant que dans toutes, Staline raccroche au nez de Pasternak, comme si c’était lui qui incarnait une sorte de « rigueur morale » : « Vous êtes un très mauvais camarade, camarade Pasternak ! »

Pendant deux cents pages, Kadaré se glisse ainsi dans la tête des uns et des autres, acteurs ou témoins, accumulant les interprétations, les contradictions, les conjectures. A partir de rien, quelques phrases hypothétiques et les rumeurs insaisissables d’un passé lointain, il nous parle de nous aujourd’hui. Des choix que nous faisons, ou pas. De l’art, du pouvoir, des mots, de l’emprise. De la responsabilité, de l’amitié. Jouant du flou et du net, du vécu ou du rêvé, il réussit un roman impossible, entêtant jusqu’au vertige.

Disputes au sommet. Investigations

(Kur sunduesit grinden. Rreth misterit të telefonimit Stalin-Pasternak),

d’Ismail Kadaré,

traduit de l’albanais par Tedi Papavrami, µ Fayard, 216 p., 19 €, numérique 14 €.

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